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Comment la guerre des Balkans a détruit ce miracle qu'était le basket yougoslave des années 1990

L'équipe de basket de Yougoslavie aurait pu tenir tête à la Dream Team américaine aux JO de 1992. Mais la guerre civile fit exploser l'équipe et la promesse qu'elle représentait.
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A 18 ans, Dragan Bender, l'un des grands espoirs du basket mondial, a de bonnes chances de finir dans les trois premiers choix de la prochaine draft NBA. Le jeune Croate perpétue en cela une tradition balkanique d'excellence "basketballistique", établie en premier lieu par des joueurs comme Toni Kukoc, l'ancienne star des Chicago Bulls (et l'idole de jeunesse de Bender), ou Drazen Petrovic, qui pourrait bien se voir déposséder de son statut de plus grand joueur croate de tous les temps par Dragan Bender.

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Mais, alors que Kukoc et Petrovic jouaient devant les publics en fusion de leur pays natal, Bender, lui, a préféré s'exiler en Israël, au Maccabi Tel-Aviv, avant de partir pour la NBA. Durant la dernière Coupe du monde des moins de 19 ans, la Croatie a terminé deuxième, perdant face aux Etats-Unis en prolongations. Bender n'était pas là, à cause d'une bisbille avec l'équipe nationale. La cause ? Un conflit entre les contrats de sponsoring de baskets (les chaussures hein).

« Je trouve ça juste dingue que la fédération croate, qui devrait avant tout chercher à gagner des compétitions, ait fait quelque chose qui ait empêché leur meilleur espoir de prendre part à la compétition », racontait un scout à Sports Illustrated à l'époque.

Voilà un peu le bazar qu'est actuellement le basketball contemporain dans les Balkans, et cela va du niveau des clubs jusqu'à la scène internationale. On est loin des sommets atteints par la région quand la république fédérative socialiste de Yougoslavie produisait les meilleures équipes de basket du monde dans les années 1990.

« A l'approche des Jeux olympiques de Barcelone, nous pensions tous que cette équipe, qui était une très bonne équipe, pouvait avoir sa chance face à la Dream Team, explique le journaliste Igor Malinovic, spécialiste du basket dans la région. C'était évidemment irréaliste parce que la Dream Team, c'était des extraterrestres. Mais on pensait qu'on avait une chance de les envoyer dans les cordes. »

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Vlade Divac vs. David Robinson. Drazen Petrovic vs. Michael Jordan. Toni Kukoc vs. Scottie Pippen. Dino Radja vs. Karl Malone. Ça aurait pu être l'un des plus grands matches dans l'histoire du basket international.

Au lieu de ça, tout est parti à vau-l'eau.

Vlade Divac et Drazen Petrovic sous le maillot yougoslave. Image YouTube

« Il y a une théorie conspirationniste assez populaire et répandue, notamment en Serbie, qui veut que les Etas-Unis et l'Allemagne voulaient détruire la Yougoslavie parce que le pays aurait gagné toutes les compétitions sportives majeures du début des années 1990 », raconte le chercheur spécialiste du sport Dario Brentin.

C'est de l'humour évidemment, de l'humour noir. La chute de la Yougoslavie et l'intervention de l'OTAN, menée par les Etats-Unis dans la guerre des Balkans qui a suivi, n'avaient rien à voir avec le sport évidemment. Mais plutôt avec les horribles crimes de guerre et les campagnes d'épuration ethnique qui ont découlé du conflit entre Serbes et Croates et qui ont divisé la région dans les années 1990.

Il y a tout de même une part de vérité dans le fait que, s'il y avait bien une équipe capable de faire douter la Dream Team à cette époque, c'était l'équipe olympique yougoslave de 1992. Celle qui n'a jamais existé.

C'est certain, les Américains seraient restés les grands favoris, et la Dream Team a même battu la Croatie nouvellement indépendante, sans la moitié des joueurs yougoslaves. On ne saura jamais si la Yougoslavie unifiée avait les moyens de changer le cours de l'Histoire, mais on sait à coup sûr que cet assemblage de joueurs aurait été la meilleure équipe de basket non-américaine de l'époque, une collection remarquable de joueurs talentueux.

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« Quand on rassemble les joueurs yougoslaves de l'époque, vous avez quelque chose qui ressemble à un miracle du basket, raconte l'historien des Balkans Vjekoslav Perica. Mais quand c'est lié comme ici à un moment particulier de notre histoire, alors ça restera de l'histoire ancienne. C'est impossible de reproduire quelque chose comme cela. »

La Yougoslavie était une nation improbable parmi les grands pays dominants du basket : un petit pays dont la population totale était équivalente à celle de New York et qui faisait plus que très bonne figure dans un sport incroyablement populaire à travers le monde.

Le groupe qui s'était formé il y a désormais trois décennies était particulièrement talentueux. Drazen Petrovic et son shoot acéré était le Stephen Curry de l'époque. Il a un jour inscrit 112 points lors d'un match du championnat yougoslave, avec 40 shoots à deux points réussis sur 60, 10/20 à trois points et 22 lancers-francs rentrés sur 22. Il jouera cinq saisons en NBA, avec des moyennes à 20 points lors de ses deux dernières années, avant de mourir dans un accident de voiture en 1993. Il fut intronisé au Hall of Fame après sa mort et son numéro a été retiré par les Brooklyn Nets.

Mais la Yougoslavie avait plus que Petrovic. Vlade Divac était le pivot de Magic Johnson aux Los Angeles Lakers, période "showtime", et son N°21 a été retiré par les Sacramento Kings. Toni Kukoc a gagné trois bagues avec les Chicago Bulls et fut nommé meilleur sixième homme de la NBA en 1996 dans l'équipe des Jordan et Pippen. Dino Radja était un intérieur dominant en Europe avant de rejoindre les Boston Celtics où il était régulièrement à plus de dix points de moyenne.

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Les Petrovic et compagnie avaient beau être très talentueux quand ils étaient pris de manière individuelle, ils étaient encore plus forts quand ils jouaient ensemble. La médaille d'argent de la Yougoslavie aux Jeux olympiques 1988 a été suivie par des victoires lors des championnats d'Europe 1989 et 1991. Mais c'était surtout le titre de champion du monde 1990 qui montra à tout le monde, et particulièrement aux Etats-Unis, qu'il allait falloir compter sur les jeunes Yougoslaves.

Dans ce match, en 1990, la hype qui entourait la Yougoslavie aurait du être éteinte par cette équipe des USA, menée par Alonzo Mourning et Christian Laettner. Au lieu de cela, Petrovic a défoncé les Américains, inscrivant 31 points pour une victoire 99-91.

L'équipe de Yougoslavie célébrant sa victoire lors des championnats du monde 1990. Image YouTube

Comment une telle équipe a pu être assemblée ? Pour cela, remerciez le communisme.

« Ces gens-là arrivaient très bien à travailler ensemble, analyse Perica, contrairement au stéréotype des groupes mis en place par le système communiste qui travaillaient ensemble contre leur volonté. »

La Yougoslavie était un patchwork de groupes ethniques, parfois rivaux, qui vivaient sous six républiques différentes. Les Serbes, les Croates, les musulmans bosniens, rassemblés tant bien que mal sous le drapeau d'une même nation dans un régime répressif et souvent brutal. De manière ironique, cette solidarité forcée a permis au gouvernement de mélanger les joueurs et les coaches des différentes nationalités sur le terrain de basket, maximisant ainsi la quantité de talents à disposition.

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« Personnellement, je pense que le secret de leur succès était leur bassin extraordinaire de recrutement, explique Perica. La diversité des cultures yougoslaves, des différentes nationalités. Dans la Yougoslavie d'alors, tout le monde était blanc, mais il y avait énormément de différences entre les groupes ethniques. J'ai écrit quelque part que les meilleurs joueurs des années 1970 et 1980 étaient Croates mais que les meilleurs coachs étaient Serbes. »

En l'occurrence les meilleurs joueurs de l'équipe de Yougoslavie avaient des nationalités différentes. Petrovic, Kukoc et Radja étaient Croates, alors que Divac et Zarko Paspalj (15 points face aux USA en 1990) étaient Serbes.

C'était un groupe éclectique, qui jouait ensemble seulement à cause de son gouvernement commun. Et pourtant, au milieu des tensions qui mèneront à la guerre des Balkans, avec plusieurs nations qui s'éloignaient du gouvernement central dominé par les Serbes, l'équipe de basket de la Yougoslavie était adorée par tout le monde.

La Yougoslavie ne fonctionnait pas, mais son équipe de basket, si.

« Le sport au niveau national a cette capacité pour les gouvernements de pouvoir servir à masquer les déficiences dans d'autres secteurs du quotidien, explique Brentin. D'une certaine manière, leur succès a eu un effet galvanisant sur la société. »

« Ils étaient très bons, ils étaient formidables, raconte Perica. Une sorte d'expérimentation sportive miraculeuse. »

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Vlade Divac a eu une belle carrière en NBA, mais ses plus belles victoires ont eu lieu sous le maillot yougoslave. Photo Ed Szczepanski-USA TODAY Sports

Au milieu de l'effondrement de la Yougoslavie, le basket est devenu une préoccupation secondaire. Quelques mois avant les Jeux de Barcelone, le rêve de battre les Américains avait complètement disparu. La plupart des Croates, dont Petrovic et Kukoc, avait rejoint la nouvelle équipe nationale de Croatie. Le reste de joueurs fut exclu des Jeux olympiques : suivant les consignes des Nations Unies, les équipes yougoslaves furent bannies des compétitions internationales, dont les JO 1992. Les athlètes yougoslaves pouvaient participer à la compétition, mais en tant que participants indépendants, sans concourir sous le drapeau de leur pays.

« Vous avez ce moment dans les années 1990 où c'est la guerre, raconte Brentin. Tout est chamboulé en Croatie. La plupart des matches de championnat sont annulés ou ils sont réduits à des play-offs. Les meilleurs joueurs sont déjà partis vers d'autres clubs européens ou vers la NBA. En Serbie, il n'y a plus du tout d'infrastructures sportives. »

Les effets sur le basket se sont faits ressentir bien après l'arrêt des combats. Avec peu de moyens pour financer l'économie d'une région ravagée par la guerre, les villes ne pouvaient plus développer d'équipes sportives. Pendant ce temps-là, le reste du basket européen devenait de plus en plus fort. La France, l'Espagne, l'Italie et même la Turquie commençaient à investir dans des programmes de développement et dans leurs championnats, en faisant venir les meilleurs Américains non retenus en NBA pour populariser ce sport.

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« La culture basket a aussi commencé à disparaître, explique Brentin. On est arrivé à un point au début des années 2000 où le basket en Bosnie ne signifiait plus rien et la Yougoslavie n'a plus eu aucun rôle d'importance dans le basket européen. »

Deux décennies plus tard, Perica ne peut pas s'empêcher de se demander ce que le basket yougoslave serait devenu sans la guerre. Pour lui, il y a un lien entre le destin de cette équipe olympique de 1992 qui n'a jamais existé et cette région qui tente toujours de se remettre de cette catastrophe politique et humanitaire.

« Je suis né en Croatie et tout le monde le sait, mais personne ne le dit publiquement, mais ces 25 dernières années de développement ont été un immense échec. Tout le monde dit que cela a été un succès, mais tout le monde reste pauvre et la Croatie est toujours un petit pays peu viable. »

« Les pays des Balkans sont tous misérables et se haïssent entre eux. Je pense que le déclin du basket ne fait que suivre ce déclin plus général. »

Une statue de Drazen Petrovic à Zagreb, Croatie. Photo par Antonio Bat, EPA

« Je regarde les matches de temps en temps, mais ils sont tristes, explique Perica à propos du championnat de son pays natal. Le championnat yougoslave des années 1980 aurait fait le poids face aux championnats européens d'aujourd'hui. Tous les stades étaient bondés et il y avait beaucoup de talent et d'enthousiasme. »

Et maintenant ? Plus rien de tout cela n'existe. Il n'y a plus d'argent. Plus de gouvernement qui investit dans ce sport. Les championnats sont petits et les grands talents ont disparu. Mais les supporters qui subsistent se souviennent du passé glorieux de la région et ont toujours de grandes attentes envers leurs équipes.

« Quand l'équipe de football se qualifie pour la Coupe du monde c'est un succès immense, mais quand l'équipe de basket ne passe pas le premier tour des championnats du monde, c'est un échec, constate Malinovic. Les gens ne réalisent pas à quel point le basket s'est développé dans le reste de l'Europe et que la Croatie n'a pas pu rester au niveau. Donc quand ils voient notre équipe de basket, ils voient une équipe moyenne. »

Le basket n'a pas complètement disparu d'ex-Yougoslavie. Des joueurs comme Bender, Nikola Mirotic ou Nikola Vucevic en sont la preuve. Mais ces joueurs semblent plutôt être les restes d'une ère révolue que de réels signaux d'un futur lumineux.