Recréer la planète Terre en miniature

FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

Recréer la planète Terre en miniature

"Le système océanique a été ravagé, les poissons mourraient en masse. Leurs carcasses sont venues boucher le système de filtration." L'expérience Biosphere 2 a été un échec, et pourtant, elle revit aujourd'hui.

Le 26 septembre 1991, une horde de reporters internationaux a déferlé sur Oracle, une petite ville coincée dans le relief des monts Santa Catalina, au sud de l'Arizona. Micro à la main ou caméra à l'épaule, ils étaient venus assister au lancement d'une expérience inédite : huit scientifiques s'apprêtaient à s'enfermer dans le plus grand système écologique fermé jamais conçu, Biosphere 2.

Au cours des deux années qui ont suivi, ces courageux chercheurs allaient cohabiter au sein d'un gigantesque vivarium complètement isolé du reste du monde. Ils devaient faire pousser leurs propres fruits et légumes, mener des expériences et gérer les cinq biomes installés dans le bâtiment d'1,2 hectare : désert, savane, océan, forêt humide et marais. Leur but était de déterminer si les biosphères pouvaient faire office d'environnements habitables au cours de missions spatiales de longue durée. Si nous devions un jour considérer sérieusement la colonisation de la planète Mars, alors il était nécessaire de trouver, dès maintenant, un moyen de créer des environnements artificiels qui pourraient répondre à nos besoins en tant qu'espèce.

Publicité

À bien des égards, les expériences menées par les huit premiers Biosphériens ont été un échec cuisant. Les disputes entre les membres d'équipage, la malnutrition et autres problèmes sociaux et environnementaux ont entaché l'aventure de bout en bout. Malgré tout, 26 ans plus tard, le site Biosphere 2 continue à vivre. Il n'héberge plus aucun résident, mais permet toujours d'effectuer des expériences scientifiques inédites sur le fonctionnement de l'écosystème terrien. Il faut dire que le projet s'inscrit au cœur d'un effort scientifique global pour recréer une version miniature de la Terre - un effort qui se poursuit depuis plusieurs décennies déjà.

Cette épopée est celle de mathématiciens renégats, de gourous millionnaires, de stations spatiales et de cachettes souterraines. Elle a été engendrée par la découverte du caractère unique de notre planète, et entretenue par un rêve fou : faire des humains une espèce interplanétaire. Son histoire est jonchée de succès incommensurables et d'échecs cuisants ; la clé de notre avenir se trouve peut-être là, dans notre capacité à comprendre la spécificité des milieux terrestres et à les reproduire.

Guide pratique du Vaisseau Terre

On peut considérer que le rêve d'une terre miniature a vu le jour en 1968, avec la publication de l'ouvrage précurseur de Buckminster Fuller sur le futur et la durabilité : Operating Manual for Spaceship Earth.

Tout indique que Fuller n'était pas un scientifique ordinaire et que ses idiosyncrasies se sont manifestées très tôt. Il a été expulsé de Harvard à deux reprises, d'abord pour avoir dilapidé toutes ses économies en faisant la fête avec une troupe de vaudeville, puis pour "irresponsabilité et manque d'attention". Bien que Fuller ne semble pas avoir été complètement coupé de la vie universitaire après sa seconde expulsion, il s'est vite fait connaître comme un homme d'esprit universel. La cartographie et les automobiles expérimentales faisaient partie de ses domaines d'expertise, tout comme l'architecture et les mathématiques.

Publicité

Fuller au Black Mountain College, en Caroline du nord. Photo : Wikimedia Commons

En dépit de ses succès dans de nombreuses disciplines et champs de recherches, c'est l' Operating Manual for Spaceship Earth qui a défini la vie et l'oeuvre de ce penseur profondément original. Dans cet ouvrage, il présente la terre comme un vaisseau spatial dont l'humanité serait l'équipage. Fuller pensait que notre planète était un véhicule unique, au sens où ses ressources ne pouvaient être renouvelées et que son bon fonctionnement dépendait d'un entretien méticuleux.

À la lumière de cette idée, Fuller a développé la synergétique, une discipline qui considère que chaque système est plus que la somme de ses parties. D'après le chercheur, il est impossible de comprendre un système en isolant ses fragments pour les étudier. Pour résumer, la synergétique soutient une approche holistique des systèmes, et tout particulièrement de notre planète et des sociétés humaines qu'elle abrite.

La synergétique est désormais considérée comme un domaine d'étude marginal (voire pseudo-scientifique) en dépit de ses nombreuses applications, tant pratiques que théoriques. Ses domaines d'intérêt sont aujourd'hui couverts, pour l'essentiel, par la biologie des systèmes, l'écologie et les systèmes complexes. Pourtant, Fuller s'est appuyé sur l'une de ses théories pour de concevoir ses célèbres dômes géodésiques. Ces structures, qui ressemblent quelque peu à des igloos dont la façade serait faite de triangles, ont été conçues par Fuller comme une alternative aux bâtiments cubiques qui nous sont si familiers.

Publicité

Photo de l'auteur

Amy Edmondson est professeure de management à l'université Harvard. Fuller a étroitement collaboré avec elle dans les dernières années de sa vie. Pour elle, les dômes géodésiques sont l'application de la synergétique à la géométrie ; grâce à eux, Fuller espérait rapprocher notre espèce du rythme naturel des choses.

"Dans l'esprit de Bucky, l'idée fondatrice de la géométrie synergétique était la compréhension du fonctionnement de la nature, m'a expliqué Edmondson. Il percevait la superposition des cubes, ou la pensée cubique, comme une création humaine qui n'était pas nécessairement en phase avec la manière dont la nature prend des décisions structurantes. La nature produit des résultats en utilisant le moins d'énergie possible".

En ce sens, les dômes géodésiques de Fuller accomplissent leur mission. Ils ne demandent que très peu de matériaux, ce qui signifie qu'ils sont légers et peu coûteux à produire, mais aussi incroyablement résistants pour leur poids. Fuller les voyait comme une solution à la crise du logement. Bien que son idée n'ait jamais vraiment connu le succès, ses dômes ont su séduire des publics divers.

En plus de devenir les bâtiments emblématiques de la fin des années 60 et de la contre-culture des années 70, les dômes géodésiques ont été adoptés par l'Armée américaine ; l'état-major appréciait ces bâtiments temporaires mais robustes qui pouvaient être déplacés par hélicoptère. Dans l'imaginaire collectif, ils sont également devenus le symbole d'un futur responsable, notamment parce qu'ils ont été utilisés pour représenter les Etats-Unis à l'exposition universelle de Montréal, en 1967, mais aussi comme pièce maîtresse d'Epcot, le parc d'attraction utopique de Walt Disney.

Publicité

Chambre de culture au sein de Biosphere 2. Photo de l'auteur.

Mettre la Terre en boite

Les possibilités ouvertes par les idées de Fuller à propos de la synergétique n'ont commencé à prendre de la vitesse que dans les années 60, quand les premières tentatives pour créer des écosystèmes fermés et capables de pourvoir aux besoins des humains ont eu lieu. Ces systèmes étaient généralement développés pour de futures missions spatiales habitées.

Le premier projet de ce genre, BIOS-1, a été lancé par l'Union soviétique en 1965. Cette petite structure enfouie au fin fond de la Sibérie était capable de générer une atmosphère suffisante pour une personne. Au cours des sept années qui ont suivi, les scientifiques du bloc ont peaufiné le système jusqu'à ce qu'il atteigne son acmé au début des années 70 avec BIOS-3. Ce système de support de vie était divisé en quatre compartiments : une zone habitable pour trois personnes, un cultivateur d'algues destiné au recyclage du dioxyde de carbone et deux zones réservées à la culture de végétaux, qui fournissaient également un quart de l'oxygène nécessaire aux habitants de BIOS 3.

Seulement trois expériences d'habitation ont été menées sur BIOS-3. La plus longue n'a duré que six mois. Malgré ces limites, le système soviétique était réellement innovant et remarquablement efficace. Il montrait également qu'il était possible de créer un système de support de vie fermé. Les équipages de BIOS-3 étaient presque totalement isolés du reste du monde ; leur seuls contacts avec l'extérieur se faisaient par téléphone, par le biais d'une chambre d'observation ou lorsque des expériences scientifiques étaient transférées d'une chambre à l'autre à l'aide d'un sas pressurisé.

Publicité

Au milieu des années 80, peu de temps avant la fin des expériences soviétiques BIOS, la NASA a commencé à travailler sur ses propres systèmes organiques de support de vie. Le projet, connu sous le nom de BioHome, était hébergé dans un bâtiment d'une quinzaine de mètres de long qui tenait plus du mobil home que du bunker. A l'origine, BioHome faisait partie de l'initiative Clean Air Study de l'agence : son objectif était de dresser une liste de plantes filtrantes capables de lutter contre le syndrome du bâtiment malsain ou de débarrasser les espaces clos de leurs polluants.

L'un des principaux objectifs de la NASA était de découvrir un moyen de dépolluer l'air des stations spatiales comme Skylab. Les matériaux utilisés pour construire la première station mise en orbite par l'agence dégageaient des dizaines de composés organiques volatiles, notamment du formaldéhyde et du benzène. Concentrées dans les espaces exigus de Skylab, ces substances toxiques s'étaient vite révélées dangereuses pour les occupants de l'engin.

Système de purification de l'air combinant plantes d'intérieur et charbon actif - BioHome. Image: NASA

Le projet BioHome a atteint son point culminant en 1989 avec la publication d'un rapport de Bill Wolverton, un environnementaliste qui s'était fait connaître dans les années 60 en découvrant que les plantes des marécages floridiens avaient purgé l'Agent Orange - répandu dans la zone après la fuite d'une usine avoisinante.

"Parce que la survie de l'homme sur Terre dépend d'un système de sa collaboration avec les plantes et micro-organismes associés, il devrait être évident que toute tentative humaine de morcellement des systèmes écologiques, par l'intermédiaire de bâtiments isolés de l'environnement par exemple, engendrera des problèmes", écrit Wolverton dans son rapport. "La réponse à ces problèmes est évidente. Si l'homme doit s'installer dans des environnement clos, sur Terre ou dans l'espace, il devra emporter avec lui le système écologique que lui fournit la nature. Ce ne sera pas chose facile."

Publicité

Après des années d'enquête et d'expérimentations avec différentes combinaisons de plantes et de sols, Wolverton et ses collègues de BioHome ont déterminé que certaines plantes d'intérieur, lorsqu'elles étaient placées dans du charbon actif, pouvaient décontaminer l'air ambiant. Pourtant, Wolverton note en conclusion de son étude : "La NASA réfléchit à confiner des êtres humains et des plantes au sein d'une station spatiale ou d'une base lunaire, mais l'écologie d'un environnement clos nous est encore inconnue. Elle doit être étudiée plus en détail."

Trois décennies se sont écoulées depuis les débuts de l'expérience BioHome et l'intérêt de la NASA pour les supports de survie basés sur un écosystème contrôlé. Pourtant, l'idée de "mettre la Terre dans une petite boîte", stimule toujours les scientifiques. Elle est même devenue centrale dans le programme de l'agence, qui a entrepris de planifier des missions de longue durée en direction de Mars. De tels périples nécessiteraient d'isoler des humains dans un environnement clos pendant des années.

Immédiatement après la fin du Clean Air Survey, l'Agence Spatiale Européenne a lancé le projet Micro-Ecological Life Support System Alternative (MELiSSA) en 1989 dans le but de développer un système de survie capable de se régénérer au cours de longues missions dans l'espace. Inspiré par le fonctionnement des écosystèmes des lacs, MELiSSA est conçu pour fournir l'eau, la nourriture et l'oxygène nécessaire à ses hôtes humains. En contrepartie, il ne nécessite qu'un apport en énergie - pas de nourriture ou d'oxygène prélevés à l'extérieur du système.

Publicité

On peut décrire MELiSSA comme une boucle fermée de cinq compartiments. L'un d'entre eux abrite l'équipage qui consomme l'eau, la nourriture et l'oxygène en produisant des déchets. Ces déchets - les fèces et l'urine - sont confiés aux bactéries qui logent dans le Compartiment 1. C'est là qu'ils vont être décomposés. Le dioxyde de carbone produit par l'équipage est dirigé vers le Compartiment 4. Grâce à ses bactéries photosynthétiques et ses plantes, il va utiliser ce gaz pour produire plus de nourriture, d'eau et d'oxygène pour l'équipage.

Quand les bactéries du Compartiment 1 ont accompli leur mission, les déchets transformés sont transférés au Compartiment 2. Là, plusieurs familles de bactéries vont éliminer les composés carbonés produits par leurs semblables. Le fruit de leur travail est passé au Compartiment 3, où un autre type de bactérie créé un substrat riche en azote qui peut être utilisé pour nourrir les plantes du Compartiment 4.

Le résultat de ce processus est une transformation presque totale des déchets organiques et du CO2 en oxygène, eau et nourriture. En 2009, l'Agence Spatiale Européenne a ouvert une installation pilote MELiSSA dédiée à Barcelone. Les scientifiques qui y travaillent ont pour mission d'améliorer le système afin de le rendre assez performant pour garantir la survie de colonies humaines sur la lune ou sur Mars.

Biosphère 2

Pendant que le projet MELiSSA s'implantait en Europe, un milliardaire de l'Arizona a conçu son propre système de support vital auto-régénérant. Son nom ? Ed Bass. Il a accepté de placer 30 millions de dollars dans un partenariat avec John Allen, qui rêvait de créer une version miniature de la Terre. C'est ainsi que Space Biosphere Ventures a vu le jour.

Avant de s'aventurer dans le domaine nébuleux de la "biosphérique", Allen dirigeait Synergia Ranch, un écovillage qu'il avait fondé au Nouveau-Mexique dans les années 60. Comme le nom de ce "ranch" l'indique, le millionnaire nourrissait un intérêt profond pour la vie et l'oeuvre de Buckminster Fuller. Les deux hommes s'étaient même rencontrés alors qu'ils étaient tous les deux élèves à Harvard.

Publicité

Bass a rencontré Allen pour la première fois en 1970 à l'occasion d'un atelier théâtre à Synergia. Intrigué par la philosophie écologique d'Allen, Bass s'est impliqué dans la vie du ranch. Quelques années plus tard, il était nommé directeur de l'Institut d'écotechnique, une organisation spécialisée en écologie radicale fondée par Allen et financée par Bass. C'est elle qui a servi de base au projet Biosphere 2. En 1984, le projet de création d'un écosystème régénératif clos permettant "d'explorer le fonctionnement de la biosphère, le système d'exploitation de la Planète Terre", était en route.

A l'origine, Bass avait investi 20 millions de dollars dans Biosphere 2. L'objectif était de créer un espace habitable d'un peu plus d'un hectare qui pourrait aider les humains à coloniser Mars. Allen caressait une idée un peu différente. Dans The Biosphere Catalogue, un livret publié en 1985 par le Synergetic Press de Bass, il imagine un archipel biosphère appelé Refugia qui pourrait accueillir l'élite en cas de guerre nucléaire ou de catastrophe écologique majeure.

En dépit de leurs différences idéologiques, Bass et Allen étaient liés par les idées de Fuller sur la synergétique. Ils s'accordaient à dire que Biosphere 2 offrirait un point de vue inédit sur les interconnexions complexes des systèmes terriens. Après sept années de construction et un budget pulvérisé (la Biosphère coûtera 150 millions de dollars), Biosphere 2 a ouvert ses portes à sa première équipe de recherche en 1991.

Publicité

Cette équipe était composée de quatre hommes et quatre femmes issus de champs scientifiques différents. Tous avaient accepté de passer les deux années suivantes isolés du monde extérieur. À eux seuls, ils devaient prouver qu'il était possible de créer un écosystème clos et néanmoins autosuffisant - en d'autres mots, qu'il était possible de recréer la biosphère, le système de support de vie naturelle de la Terre, de manière artificielle. Ils devraient faire pousser leur propre nourriture et effectuer des expériences sur les cinq biomes du bâtiment, qui avaient été conçues pour ressembler aux cinq plus grands biomes de la planète : l'océan, la savane, les marais, la forêt humide et le désert.

Photo de l'auteur.

Malgré ses grandes ambitions, le projet a tourné court très rapidement. Le système océanique a été ravagé, les poissons mourraient en masse. Leurs carcasses sont venues boucher le système de filtration. Les cafards et les fourmis qui avaient été introduits dans la biosphère ont vu leur population exploser. Pire, le taux de respiration des plantes dépassait celui de la photosynthèse. Résultat : les niveaux d'oxygène ont baissé jusqu'à atteindre ceux que l'on trouve à quatre kilomètres d'altitude. Ce problème a fini par pousser les responsables de l'expérience à injecter de l'oxygène dans la biosphère au cours de la première année, en violation totale des buts du projet. La biosphère n'était pas capable de maintenir son système écologique en circuit fermé.

Publicité

Un autre problème majeur est venu perturber le bon déroulement de Biosphere 2. Autorisé à évacuer le bâtiment après s'être blessé, l'un des membres d'équipage a réintégré l'expérience les bras chargés de provisions. Les sept autres scientifiques ont garanti que ces provisions n'étaient que des sacs en plastique mais plusieurs journaliste ont affirmé qu'il s'agissait de denrées alimentaires. Cette accusation fait sens : n'étant pas parvenu à maîtriser l'agriculture, l'équipage devait se contenter d'un régime très pauvre en calories. Dix mois avant la fin de l'expérience, ses membres se sont eux-mêmes décidés à piocher dans les réserves de nourriture d'urgence pour compléter leur maigres menus.

"Ce qu'ils essayaient d'accomplir n'avait jamais été réalisé à cette échelle."

Même si toute les facettes scientifiques de la mission s'était déroulées comme prévu, l'élément humain aurait tout de même posé un énorme problème. Jane Poynter, l'une des membres de la mission biosphérienne originale, rapporte que l'équipage s'était préparé à son séjour de deux ans en s'isolant dans divers environnements difficiles pendant un mois : outback australien, bateau en équipage réduit… Poynter se sentait préparée lorsqu'elle a passé la porte de la biosphère. Pourtant, les premiers conflits n'ont mis que quelques mois à se déclarer. La tension est vite devenue telle que l'équipe s'est scindée en deux factions qui refusaient de s'adresser la parole.

Publicité

La seconde et ultime expérience Biosphere 2 impliquant des sujets humains a commencé en 1994. Prévue pour durer seulement dix mois, elle a été encore plus catastrophique que la première. Un mois seulement après le début de la mission, Bass s'est vu contraint d'imposer une ordonnance de non-communication aux membres de l'équipe dirigeante de Biosphere avant de mettre Stephen Bannon - oui, ce Stephen Bannon, le conseiller de Donald Trump - à la tête du projet.

Bannon avait été chargé d'enquêter sur les excès budgétaires de la biosphère. Certains Biosphériens de la première mission craignaient qu'il ne mette leurs successeurs en danger en réduisant les coûts de l'expérience de manière drastique. Deux d'entre eux étaient si inquiets qu'ils ont frappé fort : ils ont pris un avion pour l'Arizona, se sont introduits dans la biosphère en ouvrant un sas pressurisés et ont brisé cinq vitres du bâtiment pour prévenir ses habitants du danger que représentait Bannon. Peu de temps après ce coup d'éclat, le capitaine de la seconde mission a abandonné le projet à cause d'une urgence familiale. Le projet a pris fin quatre mois plus tard.

"L'aspect humain de l'expérience a pesé beaucoup plus lourd dans l'équation que sa dimension scientifique", m'a affirmé John Adams, le directeur adjoint de Biosphere 2. "Ce qu'ils essayaient d'accomplir n'avait jamais été réalisé à cette échelle. Leur échec tient sans doute à leurs méthodes de communication. Reste que les résultats de ces expériences ont suscité un grand intérêt dans l'ensemble de la communauté scientifique".

Publicité

Après ces deux échecs embarrassants et largement documentés, Space Biosphere Ventures a été dissout. Son avenir était incertain. Mais en 1995, il a été racheté dans son intégralité par l'Université Columbia, qui l'a utilisé pour mener ses expériences sur les systèmes terrestres jusqu'en 2005. Par la suite, la Biosphere a fait face à un nouveau risque de disparition ; elle aurait pu être démolie et transformée en centre commercial à ciel ouvert si l'Université de l'Arizona ne l'avait pas achetée en 2007. Aujourd'hui encore, on y effectue des recherches.

Photo de l'auteur.

La Biosphère a beaucoup changé au cours des dix dernières années. Elle se trouve désormais à la pointe de la recherche en écologie. À une époque où le futur de la planète et de ses habitants semble plus incertain que jamais, c'est une place à haute responsabilité. D'après Adams, l'une des plus grandes fiertés de cette biosphère ressuscitée est son Landscape Evolution Observatory (LEO), l'une des plus grandes expériences scientifiques au monde.

Le LEO occupe les trois halls de la biosphère jadis consacrés à l'agriculture. Il est composé de trois énormes plateaux de basalte volcanique suspendus au-dessus du sol et légèrement inclinés. Chacun de ces plateaux est équipé de 2 000 capteurs qui collectent des données sur les déplacements de l'eau. De temps à autres, des vaporisateurs placés au-dessus du basalte se déclenchent. Les chercheurs peuvent leur demander de simuler une bruine comme une pluie torrentielle et observer comment ces précipitations modifient l'environnement. Et ce, depuis 10 ans.

Outre le LEO, les cinq biomes de la biosphère sont toujours là, proches de leur état originel. Leurs arbres ont grossi et la plupart de leurs broussailles ont disparu, mais ils continuent à produire des données incroyablement précieuses pour l'équipe de chercheurs internationale qui utilise le bâtiment. Le biome qui imite l'océan, par exemple, a permis de montrer à quel point l'augmentation de l'acidité de l'océan (qui résulte de l'augmentation des niveaux de CO2 dans l'atmosphère) pouvait être dévastatrice pour les barrières de corail et les animaux sensibles à la calcification comme les huîtres et les moules.

Adams et ses collègues utilisent d'autres aspects de la biosphère pour explorer de nouvelles solutions écologiques. L'un des "poumons" du bâtiment, un dôme géodésique massif qui régulait la pression atmosphérique pendant les expériences habitées, est en train d'être transformé en ferme verticale. Celle-ci sera utilisée pour faire pousser des produits à des fins commerciales et scientifiques, mais aussi à des fins de communication et d'éducation.

"Quand j'observe la vulnérabilité des systèmes biologiques terrestres, et la compréhension somme toute grossière que nous en avons, je me sens tout petit".

Adams travaille au sein de la Biosphère 2 depuis 20 ans. Il a commencé sa carrière au sein de cet institut de recherche unique en tant que stagiaire et a gravi les échelons pour en devenir le directeur. A l'en croire, cette longue expérience du bâtiment et de l'environnement qu'il est supposé simuler a profondément changé la manière dont il perçoit le "vaisseau Terre".

"Quand j'observe la vulnérabilité des systèmes biologiques terrestres, et la compréhension somme toute grossière que nous en avons, je me sens tout petit", m'explique Adams alors que nous marchons dans la Biosphère. "Il y a tellement de variables, et la moindre variation dans l'une d'entre elles peut avoir un gros impact sur l'ensemble du système. Projetez ce qui se passe ici sur ce qui se passe dans l'environnement. Ainsi, vous comprendrez à quel point nous pesons sur les systèmes dont nous dépendons".

Comme l'a expliqué Adams, la Biosphère fait plus que nous permettre de mener des expériences intéressantes ; elle montre la complexité du monde naturel d'une manière viscérale. Face à l'échec des expériences habitées, il est tentant de croire que la compréhension holistique, synergétique du "vaisseau Terre" est un but impossible.

Il est sans doute grand temps de diluer l'hybris de notre espèce, qui nous a convaincus qu'une quantité suffisante d'argent et de savoir-faire nous permettrait de recréer la Terre, ce vaisseau spatial unique vieux de plusieurs milliards d'années.

Selon toute probabilité, les forces du réchauffement climatique vont nous acculer dans un scénario type Bateau de Thésée : nous serons contraints de démanteler et recréer le "vaisseau Terre" simultanément. A la fin, notre véhicule sera à la fois naturel et artificiel. Pas par dessein, mais par nécessité.

De BIOS-3 à MELiSSA en passant par Biosphere 2, le message est le même : les humains sont inextricablement liés à leur écosystème et la manière dont ils interagissent avec lui ne peut être pensée indépendamment de lui. Pour le meilleur et le pire, nous sommes condamnés à être les mécaniciens, les pilotes et les passagers du vaisseau spatial qu'on appelle Terre. Et il est grand temps d'agir en conséquence.