Au milieu du désert avec les grosses fusées des astromodélistes
Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

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Au milieu du désert avec les grosses fusées des astromodélistes

Chaque année, des passionnés se retrouvent dans le désert du Nevada pour ramener l'aérospatiale à ses racines expérimentales.

"On est peut-être en train de se mettre dans la merde pour retrouver ce truc, mec" m'a lancé Joshua Allen pendant que nous fendions les plaines alcalines du désert de Black Rock, dans le Nevada, à bord d'un pickup couvert.

Allen et ses amis de l'Oregon State University venaient de lancer leur fusée artisanale dans le cadre du Big Ass Load Lifting Suckers (BALLS), une congrégation annuelle d'ingénieurs aéronautiques amateurs au cours de laquelle les plus gros engins DIY des États-Unis prennent leur envol. C'était la première fois qu'ils participaient à cet événement toujours tenu fin septembre ; dans leur projet, leur fusée à deux étages atteindrait les 30 kilomètres d'altitude, environ un tiers du chemin qui nous sépare de l'espace, le vrai.

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Les étudiants orégonais, souvent tout juste diplômés, avaient passé les douze derniers mois à concevoir, construire et tester la fusée qui nous entraînait désormais dans le désert. Allen estimait qu'elle contenait plus de 20 000 dollars de matériel acheté et donné. Après un problème technique en vol, il n'était pas sûr de pouvoir récupérer la coûteuse machine en un seul morceau.

La Tripoli Rocketry Association, l'une des deux grandes associations d'astromodélisme américaines, organise le BALLS depuis 27 ans pour permettre aux fusées conçues par des gens comme Allen de prendre leur envol. Le milieu du désert est le seul endroit où elles peuvent être mises à feu sans risque de dommages.

Black Rock est un spot bien connu des passionnnés : le lit de son lac asséché est vaste, plat et complètement dénué de tout signe de vie ou substance inflammable. Des groupes venus du Sud-ouest du pays s'y rendent tout au long de l'année. D'ailleurs, la première fusée amateur à atteindre l'espace a été lancée là en 2004.

Pour permettre à des centaines d'astromodélistes de s'en donner à coeur joie le temps d'un week-end, la Tripoli Rocketry Association doit obtenir une autorisation de vol pour des altitudes supérieures à 30 kilomètres auprès de la Federal Aviation Administration. Aucune administration fédérale au monde n'accorde pareille autorisation à des amateurs.

Une fusée en plein décollage. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

Plus tôt dans la matinée, Allen et le reste de son équipe avaient supporté des températures quasi-glaciales pour peaufiner leur fusée et espérer une fenêtre de lancement dans l'après-midi. Le projectile déclaré auprès des organisateurs, la plupart des coéquipiers sont repartis traîner dans leur campement pendant qu'Allen et quelques autres conduisaient leur création vers l'"away cell", une plate-forme de lancement dressée à quelques kilomètres de la zone réservée aux spectateurs. C'est de cet endroit que les fusées les plus puissantes prenaient leur envol.

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Un silence tendu liait l'équipe pendant le compte à rebours. À zéro, il ne s'est rien passé : pas de nuage de fumée sur l'horizon, pas d'étincelles, pas de rugissement de moteur. Quelque chose s'était mal passé.

L'équipe de l'Oregon State University en train de peaufiner sa fusée à la dernière minute. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

Quelques échanges par talkie-walkie avec l'équipe de l'away cell plus tard, les problèmes d'ignition étaient réglés. Une nouvelle tentative de lancement allait pouvoir avoir lieu. Cette fois, un grand nuage de fumée blanche a jailli à la fin du compte à rebours. L'équipe exultait quand la mauvaise nouvelle est tombée : la liaison avec la fusée avait été interrompue pendant le vol et des données télémétriques manquaient.

"Quelqu'un a écrasé notre signal", a affirmé l'un des étudiants orégonais : une personne dans le camp avait adopté la même fréquence radio que l'équipe pour le suivi de vol. Sans ce signal, il allait être extrêmement difficile de dire où l'engin avait atterri dans les 650 kilomètres carrés du désert de Black Rock, ou même s'il avait atterri en douceur.

S'ils ne parvenaient pas à mettre la main sur la fusée, les étudiants d'Oregon State perdraient toutes les données de vol et ne sauraient jamais si leur création avait atteint les 30 kilomètres d'altitude.

Les dysfonctionnements sont monnaie courante pendant le BALLS, l'un des seuls événements qui permette aux astromodélistes de tester leurs nouveaux designs et technologies.

Bien que chaque ingénieur aéronautique du dimanche doive prouver que sa création est fonctionnelle sur le papier avant d'obtenir l'autorisation de participer au BALLS, le gouffre qui sépare la théorie de la pratique est éclatant pendant l'événement. Nombreuses sont les fusées qui se désagrègent en phase de descente.

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Heureusement, des dizaines de roquettes en bon état de marche s'élancent vers l'atmosphère pour chaque lancement raté.

Un astromodéliste suit une fusée en vol. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

Le BALLS est d'ordinaire interdit au public et aux médias. En tant que membre de la Tripoli Rocketry Association, j'ai tout de même tenté ma chance auprès de l'organisateur de l'événement, Tom Blazanin. Celui-ci m'a répondu que la couverture médiatique n'était "pas approuvée" mais qu'il était prêt à me laisser rendre compte du BALLS à condition que je vienne le trouver sur place pour qu'il établisse des règles pour mon reporting. Cependant, j'ai été incapable de parvenir jusqu'à lui pendant l'événement. Même mes mails sont restés sans réponse.

En dépit des réticences de Blazanin vis-à-vis de la couverture de l'événement, toutes les personnes auxquelles j'ai adressé la parole sur place étaient heureuses de me parler de leurs fusées lorsque je m'identifiais comme journaliste.

Les restrictions imposées au public et aux médias signifient que l'événement est restreint par nature. Cette année, environ 200 personnes venues des quatre coins des États-Unis étaient présentes. Les risques encourus par le public en cas de dysfonctionnement d'une fusée expliquent cette politique : seuls les astromodélistes capables de faire voler de gros engins sont les bienvenus au BALLS. Comme l'événement se revendique "réservé aux projets qui ne devraient pas être lancés publiquement pour des raisons légales ou de sûreté", ce côté exclusif fait sens.

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Après tout, pendant le BALLS, on teste de grosses fusées artisanales montées sur des moteurs maison. En dépit de l'emphase extrême de la Tripoli Rocketry Association sur la sécurité, les accidents sont inévitables.

Cette année, deux fusées ont dysfonctionné. La première a vrillé au-dessus de la zone spectateur et s'est écrasée à une centaine de mètres du campement. L'autre, n'étant pas parvenue à déployer son parachute correctement, est retombée en chute libre et s'est enfoncée d'un mètre dans le sol à une trentaine de mètres des spectateurs. En dépit du danger, aucun participant au BALLS n'a jamais été blessé mortellement en 27 ans.

Alors que nous filions à dos de pickup au milieu du désert, Allen a commencé a esquisser une théorie sur l'accident.

"La dernière fois, nous avions sur-pressurisé le deuxième étage et fracturé le moteur, a-t-il expliqué. Mais cette fois, on dirait que les moteurs ont fonctionné mais que le système de récupération a lâché."

En d'autres termes, il y avait de bonnes chances pour que la fusée ait effectué sa redescente sans parachute, comme une pierre.

Un astromodéliste finalise sa fusée avant le lancement. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

Allen n'a pas eu à attendre longtemps pour obtenir sa réponse. L'un des coéquipiers d'Allen a repéré l'étage supérieur de la fusée et les restes de son parachute après seulement 20 minutes de route en destination de la trajectoire estimée de l'engin.

Le compartiment était légèrement fendu sur son côté, à l'endroit où les câbles du parachute avaient pénétré avant de rompre. Le fuselage de la fusée était en fibre de verre et les câbles du parachute avaient été conçus pour supporter une force de traction de presque 2 300 kilos. Les dégâts prouvaient que l'aller-retour avait été rude et donnaient quelques indices sur l'origine du dysfonctionnement.

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"Nous pensons que la fusée a penché alors qu'elle était toujours en phase de propulsion, après séparation du booster et mise à feu du deuxième compartiment, a expliqué Allen. Cette déviation a pu faire croire aux instruments de bord qu'il était temps de déployer le parachute. Si le parachute sort alors que le deuxième moteur est en train de pousser jusqu'à Mach 2, le parachute va être emporté et déchirer le fuselage. Elle allait vraiment vite."

Des membres de l'équipe de l'Oregon State University à la recherche de leur fusée dans le désert de Black Rock. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

L'équipe de l'Oregon State University a repéré le booster, le premier étage, à environ 800 mètres des restes du deuxième étage. L'avionique à bord allait permettre de découvrir la vitesse et l'altitude que la fusée était parvenue à atteindre.

Quelques mois seulement avant le BALLS, l'équipe de l'Oregon State University avait lancé sa fusée au Spaceport America du Nouveau Mexique pendant une compétition d'astromodélisme académique. L'étage supérieur avait déjà dysfonctionné à ce moment-là. L'équipe avait passé tout l'été à travailler à son amélioration.

Il ne restait plus qu'à rentrer au camp et procéder à un examen post-mortem de la fusée. Seul cet examen permettrait de découvrir ce qui s'était mal passé cette fois.

Lorsque j'ai rendu visite aux orégonais un peu plus tard cet après-midi-là, j'ai été approché par l'un des membres de l'équipe. La fusée n'a pas atteint les 30 kilomètres d'altitude, m'a-t-il indiqué, mais elle s'est approchée des 25. Côté vitesse, elle avait atteint Mach 2,3, soit 2 840 km/h. L'étudiant était tout de même tout sourire : "Nous venons de doubler le record de notre école."

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Un astromodéliste porte sa fusée jusqu'à la base de lancement. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

Entre 1999 et 2009, Tripoli et la National Association of Rocketry se sont débattus en justice avec le Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosive (BAFTE) à propos de l'utilisation de propergol composite à perchlorate d'ammonium (PCPA), le carburant solide le plus utilisé par dans l'aéronautique. Les associations d'astromodélisme demandaient au BAFTE de retirer le PCPA de sa liste d'explosifs contrôlés au motif que cela rendait leur hobby excessivement difficile. À les croire, le carburant n'était pas un explosif puisqu'il se consumait à un rythme contrôlé plus qu'il ne détonait.

En 2009, la justice a décidé que les associations avaient raison et ordonné au BAFTE de retirer le PCPA et la poudre noire pour astromodélisme de sa liste d'explosifs contrôlés. Cela signifie que les amateurs de fusées miniatures peuvent utiliser et fabriquer du PCPA pour leurs créations sans autorisation du BAFTE.

Cette victoire s'est révélée pyrrhique pour le BALLS. En 2006, un journaliste du New York Times écrivait : "depuis les attaque du 11 septembre, les astromodélistes de l'extrême ont vu leurs rangs flancher. Les fusées sont interdites dans beaucoup d'endroits. Les groupes locaux sont confrontés à des avalanches d'ordonnances et de mesures de sécurité en plus des restrictions de la FAA."

Les astromodélistes ont gagné leur bataille pour le carburant. Cependant, ils continuent à se battre pour leur légitimité face aux agences fédérales comme la Federal Aviation Administration (FAA). Beaucoup de participants au BALLS me l'ont affirmé : l'événement est "surveillé de près" par la FAA et tous ses participants se comportent au mieux. Ce qui ne les empêche pas de profiter du côté expérimental et amusant du BALLS.

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Un membre de l'équipe de l'Oregon State University. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

Le BALLS rêve du temps ou l'astronautique balbutiait encore, quand les Allemands Hermann Oberth et Wernher von Braun bricolaient au sein de l'Association pour la navigation spatiale au début du 20ème siècle. Sans la possibilité d'expérimenter librement avec les technologies de lancement, certains des plus grands succès technologiques de notre espèce n'auraient jamais eu lieu : exit l'alunissage de 1969 et les lanceurs réutilisables de SpaceX. Les plus jeunes membres du BALLS se servent de l'événement comme d'un tremplin. Ce sont eux qui continueront à façonner notre avenir dans l'espace.

Nancy Squires, professeure d'aérospatiale à l'Oregon State University, affirme que l'établissement n'avait pas de "programme spatial" il y a encore cinq ans. Quand quelques étudiants audacieux l'ont approchée en 2012 pour lui demander l'autorisation de construire des fusées, elle a créé un programme extrascolaire qui s'est transformé depuis en matière à part entière au sein de l'université.

Un homme à la recherche du signal radio d'une fusée retombée au sol. Image : Daniel Oberhaus/Motherboard

La fusée des étudiants t du BALLS 2017 a été développée dans le cadre de cette matière. Elle représente un an de design et de construction. Les élèves auxquels j'ai parlé m'ont dit qu'ils préparaient des entretiens d'embauche pour des entreprises comme SpaceX, Blue Origin et Orbital ATK, où ils seront peut-être impliqués dans la création des fusées qui porteront un jour nos astronautes vers Mars ou les colonies lunaires.

Comme le rappelle Squires, rien de tout ceci n'aurait été possible si les étudiants n'avaient pas eu l'opportunité de lancer leur fusées et collaborer avec d'autres astromodélistes. La plupart des États et des compétitions académiques ne permettent pas de dépasser les 15 kilomètres d'altitude ou les moteurs conçus par des étudiants. Un vrai frein pour l'innovation.

"La culture entretenue par Tripoli est fascinante, affirme Squires. La moitié de ces étudiants sont déjà dans un processus d'embauche. Ces projets sont l'une des choses dont ils parlent le plus pendant les entretiens. Sans opportunité de lancer à 30 kilomètres d'altitude, ça n'arriverait pas. Où peut-on faire ça, si ce n'est ici ?"