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illustration : Ingrid Bourgault
Société

Être grosse et faire du sport : dépasser l’hypocrisie de la société

Il y a toujours quelqu'un pour vous dire qu'il suffit de faire du sport pour maigrir, mais quand il s'agit de rendre les lieux, le matériel et les vêtements accessibles à toutes les personnes grosses, il n'y a plus personne.
Lucie Inland
Rennes, FR

À l'aube de mes 34 ans j'ai pris une décision anodine pour bien des personnes, mais moins pour moi : je me suis inscrite à une salle de sport dans mon quartier. Marre d'avoir constamment mal au dos (le boulot derrière un ordinateur, l'anxiété qui crispe les muscles) et perdu mon endurance physique depuis le premier confinement (l'ultra sédentarité, un des poisons dans nos vies), envie de me prouver que j'étais capable d'honorer un abonnement mensuel et même y prendre goût. Je ne regrette toujours pas cette décision et désormais je ne me vois pas vivre sans mes deux séances par semaine, à entretenir mon cardio, me bétonner les abdos nécessaires à soulager mon dos (ils sont bien dissimulés mais ils sont bien là !) et me coucher avec la rare certitude de bien dormir. Qu'est-ce qui fait que cette idée a été une telle cause de questionnement pour moi ? Parce que je suis grosse.

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Les personnes grosses ont souvent une relation conflictuelle avec le sport. Les cours de sport laissent des souvenirs humiliants et la conviction profonde que nos corps ne sont qu'une surcharge laide. Les médecins, la famille et la publicité nous rappellent continuellement qu'il faut maigrir sous peine de mourir d'une crise cardiaque d'ici cinq ans, mais lorsque Nike met en vitrine des mannequins plus-size une journaliste rédige un article méprisant les femmes grosses pour qui ces vêtements sont proposés. Une personnalité conservatrice tweete à ses deux millions d'abonné·es que non, boire de la Gatorade pendant sa séance de yoga n'est pas « healthy », avec en illustration une femme grosse en équilibre sur la tête. Cet homme aurait-il eu la même réaction devant la vidéo d'une personne mince buvant la même boisson pendant son entraînement ? Question rhétorique, bien sûr.

Cette femme dont il a relayé l’image n'est pas n'importe qui : Jessamyn Stanley, professeure de yoga et autrice américaine aux 468 000 abonné·es sur Instagram, où elle se présente comme « la Beyoncé du yoga » – à raison. Après avoir découvert le yoga Bikram en 2011, elle commence à pratiquer régulièrement deux années plus tard. Dans une interview pour The Cut en 2015, elle explique comment elle a trouvé sa place sans avoir le « corps typique de yoga » (mince, blanc et valide) et que les studios de yoga devraient être plus accessibles aux personnes en dehors de cette norme. Il faut vraiment avoir l'esprit encrassé par les stéréotypes grossophobes pour écrire en public sur un réseau social que Jessamyn Stanley n'est pas « healthy » alors qu'elle arrive à tenir en Sirsasana comme si c'était une posture facile. Or cette dernière exige énormément de souplesse et de force musculaire. Tout le poids du corps repose sur la tête et les avants-bras, il faut veiller à ne pas s'abîmer les cervicales pendant l'effort. Rien à voir avec la Gatorade.

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Jessamyn Stanley me rappelle que si je n'arrive pas à tenir une simple posture de la demi-chandelle ce n'est pas parce que mon bassin est trop lourd pour être surélevé, mais qu'il me faut juste continuer à m'exercer régulièrement. Elle me rappelle que ma morphologie et mon poids ne sont pas des obstacles pour renforcer mes muscles et mon équilibre. Elle me rappelle aussi que de trop nombreuses personnes sont incapables d'envisager qu'on puisse être grosse et sportive, qu'elles doivent vraiment arrêter de nous imposer leurs conseils non-sollicités au sujet de notre hygiène de vie réelle ou supposée, et de chercher à nous humilier en public comme si on était encore à l’école.

Mon expérience ne vaut que pour moi et les personnes à la corpulence semblable à la mienne. Je m'habille en 48, parfois un peu plus selon les marques (de sport notamment – l'ironie), je sais où acheter ce dont j'ai besoin sans chercher trop longtemps et sans surcoût significatif. Je dois bien modifier quelques postures pour loger mon ventre et pouvoir respirer correctement lorsque je fais du yoga ou de la barre au sol, sinon tout m'est accessible, du portique d'entrée aux cabines de douche. Quand j'allais régulièrement à la piscine j'avais un peu moins d'appréhensions, probablement du fait d'un cadre moins intimiste et qu'une fois dans l'eau mon corps devenait aussi léger que celui d'une personne mince grâce à la poussée d'Archimède. En m'inscrivant à ma salle de sport je redoutais surtout d'être mal accueillie, par une équipe de coachs qui ne me parleraient que de perdre toute cette vilaine graisse ou par d'éventuels regards et remarques malveillantes de la part des autres membres du club. Rien de tout ça ne m'est jamais arrivé.

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Ève, coach dans une salle semblable à celle où j'ai mes habitudes, m'explique avoir appris durant sa formation en alternance « à questionner la personne lorsqu'elle vient visiter la salle pour une éventuelle adhésion ou durant son bilan après son inscription, afin de savoir pourquoi elle décide de venir. On ne déduit pas à sa place qu'elle vient ici pour maigrir. » Elle travaille dans une salle où il n'y a aucun miroir, un dispositif assez répandu au sein des salles de sport actuelles. C'est censé mettre davantage à l'aise une clientèle complexant sur son corps ou ses performances sportives. Je n'ai pas interrogé toutes les personnes que j'ai croisées à la salle ces dernières semaines pour savoir ce qu'elles pensaient de l'absence de miroirs, mais le fait de voir des gens à l'âge et à la morphologie suffisamment variés me fait penser que ça convient au plus grand nombre. Ne pas être la seule personne grosse me rassure toujours (ni la moins jeune, mais c'est un autre sujet).

En plus de dépasser les blocages liés à la grossophobie (tels que « je suis trop grosse pour réussir à faire du sport, à quoi bon », « je vais être ridicule si je suis trop vite essoufflée et transpirante » ou bien « j'ai besoin d'ajustements du fait de mon surpoids et j'en ai honte parce que je ne veux pas être perçue comme ayant un corps invalide »), pour d'autres personnes une véritable adaptation est nécessaire pour pratiquer le sport de leur choix. Les difficultés commencent avant même d'initier le moindre mouvement. « Aucune marque technique de sport ne produit de textiles adaptés à ma taille, 64-66, m’explique Marion, donc j'utilise des tenues qui coûtent cher (surcoût des vêtements grandes tailles), qui s'usent très vite (car non techniques) et qui ne sont jamais vraiment bien faits ni confortables. Trouver un maillot de bain de natation à ma taille est un cauchemar et si j'en trouve un, il ne durera qu'un à deux mois. » Une quête coûteuse en temps et en argent pour cette femme pour qui « le mouvement fait partie intégrante de [sa] vie et de [son] équilibre », et dont le budget mensuel est loin d'être extensible. Un problème commun à de nombreuses personnes grosses : depuis une vingtaine d'années, on observe en France que le surpoids touche davantage les milieux sociaux moins aisés.

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Ces temps-ci Marion pratique régulièrement le basket santé, la natation et le yoga. Elle aime aussi marcher en pleine nature et danser. « Le plaisir pendant l'activité est un moteur immense de régularité pour moi. » Un vrai critère quand tout ou presque rend la pratique plus compliquée que pour les personnes minces. En plus de la rareté des vêtements adaptés à sa taille et l'éloignement géographique de certains équipements sportifs (« J'ai la chance d'avoir trouvé un super club de basket santé mais je dois faire 80 km chaque semaine pour m'y rendre »), ce qui lui coûte cher, Marion est également confrontée à des lieux et du matériel qui ne sont pas pensés pour les personnes de son gabarit. « Les machines de musculation ne sont pas prévues pour le volume de mon ventre et de mes jambes, mes bras cognent les rampes sur le tapis de course, les tourniquets à l'entrée de la salle de sport font mal, les échelles de piscine sont trop étroites ou pas assez résistantes sous mon poids, je ne peux pas toujours m'asseoir pour me chausser et déchausser à la piscine, les cabines de vestiaire sont trop exigües, certains sentiers pédestres me sont impraticables, je n'ai encore jamais trouvé de vélo supportant mon poids à un prix abordable et aucun·e vendeur·se spécialisé·e n'a jamais su me guider… Vraiment, la liste est trop longue. »

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Il y a toujours quelqu'un pour vous dire – de façon plus ou moins irrespectueuse – qu'il suffit de faire du sport pour maigrir (Le Monde rapporte que 67% des Français·es pensent que perdre du poids est avant tout une question de volonté), mais quand il s'agit de rendre les lieux, le matériel et les vêtements accessibles à toutes les personnes grosses (pas qu'aux small fat comme moi, la grosseur étant un spectre confrontant à plus ou moins de discriminations), il n'y a plus personne.

L'inclusivité est la première motivation de Alice Clerc, professeure de yoga à Paris et en ligne pour les cours de Yogras du collectif Gras Politique depuis plus de deux ans. « C'est quelque chose que j'avais à l'esprit dès ma formation, et sur laquelle je me suis formée encore après, me confie-t-elle. J'ai réussi à parler de l'inclusion des personnes grosses avec une de mes formatrices. Elle m'a juste répondu qu'elle adaptait son travail auprès d'une personne grosse d'après le yoga prénatal. Ça peut effectivement donner des indications mais être grosse ou enceinte c'est tellement différent ! Quand on est enceinte on a peur d'appuyer sur son ventre, tandis qu'une personne grosse veut juste pouvoir faire du sport de façon plus accessible. »

En pratique, Alice prépare environ vingt cours par semaine, en les déclinant en fonction du public. « Pour le Yogras je réfléchis à toutes les options, par exemple pour les personnes qui ne peuvent pas du tout s'appuyer sur leurs poignets ou rester trop longtemps dessus. Je demande toujours en début de cours si une personne a des limitations. Avec l'habitude, je trouve toujours comment adapter. C'est aussi une question d’instaurer un cadre de pratique safe, en rappelant que le cours peut être parfois difficile pour certaines personnes mais qu'il ne faut pas vivre ça comme un échec. » Aux antipodes de l'ambiance rabaissante des cours de sport de notre enfance.

Alice déplore un manque de remise en question globale : « C'est trop lent ! » Elle cite toutefois la Ayu Yoga School et le travail de la professeure de yoga Claire Castagne comme exemples d'enseignement plus inclusif, en particulier pour les personnes grosses, axé sur le plaisir de la pratique et non pas pour maigrir à tout prix, ou se plier tant bien que mal à des cours inadaptés. En espérant que cette manière d'enseigner le yoga, et le sport en général, devienne majoritaire.

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