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La nouvelle passion de confinement des jeunes Français : investir en bourse

Plus de 150 000 Français se sont lancés dans le boursicotage au seul mois de mars. Mais ils sont bien plus jeunes et bien moins expérimentés que les habituels investisseurs.
Pierre Longeray
Paris, FR

Pendant ce long confinement contraint, chacun a essayé de se trouver une nouvelle occupation pour combler les heures creuses : faire du pain, enquêter sur des bruits étranges dans le ciel ou encore, devenir DJ-balcon. Mais d’autres, sans doute plus disruptifs, se sont dits que la période représentait l’occasion rêvée pour investir en bourse, alors que tous les indicateurs de l’économie réelle tournaient au rouge écarlate. Pas trop « monde d'après » tout ça. Pour le seul mois de mars – point de basculement entre « c’est qu’une grippe » et « ça a l’air plutôt sérieux ce virus » – 150 000 Français se sont lancés dans le boursicotage. De mémoire d’économiste, on n’avait jamais vu autant de nouveaux investisseurs particuliers se ruer sur les valeurs du CAC 40. Un rapport de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) s’étonnait justement fin avril de voir que les achats d’actions françaises par des particuliers avaient été multipliés par quatre au mois de mars, alors que la tendance des dernières années était au désinvestissement. Ce qui a aussi fait tiquer les chercheurs de l’AMF, c’est le profil de ces nouveaux investisseurs : des jeunes, qui ont « entre 10 et 15 ans de moins que les investisseurs habituels ». Des trentenaires plutôt aisés donc, mais aussi des étudiants qui ont trouvé un drôle de moyen de pimenter leur confinement – à condition d’en avoir les moyens, parce que les pertes peuvent être lourdes.

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Jérôme, 27 ans et élève-avocat, se souvient du jeudi 12 mars comme si c’était hier. « Un vrai jeudi noir, où le CAC a perdu plus de 12 pour cent en une séance. » Pour lui, ce jeudi est le signal qu’il attendait : il est temps de « rentrer sur le marché ». Quelques jours plus tard, une fois confiné à la campagne, le futur avocat ouvre un compte-titres pour acheter des actions. En quelques minutes, c’est réglé. « Ce n’est pas bien compliqué, il suffit de répondre à quelques questions sur les marchés financiers pour prouver que tu n’es pas un profane », rembobine Jérôme. L’objectif de la manœuvre est double : « Me faire un peu d’argent facile et combler l’ennui du confinement », admet Jérôme. Le néo-investisseur tente des coups en pariant sur les « biotech » – comprendre, les entreprises qui lient santé et technologies, et ont le vent en poupe en temps de pandémie. « Certaines de ces boites ont vu leurs cours être multipliés par 30 depuis le début de l’année. C’est peut-être une bulle comme celle d’Internet, mais pour le moment elle n’a pas encore éclaté, » professe le jeune homme. Or, les valeurs de ces actions sont très volatiles. « En une journée ton portefeuille peut prendre 30%, et le lendemain perdre 50%. » Trop gourmand, Jérôme en a fait l’amère expérience. « J’attendais que ça monte encore et encore. L’erreur de débutant. Finalement j’ai terminé en moins value, alors que sur certaines valeurs j’étais à +40%. Après, il faut dire que je devenais un peu taré, je passais mes journées à regarder les cours. À midi, t’es à 1 000 euros de plus value, et le soir t’es passé à 500 euros de moins value. C’est un peu la roulette russe. »

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« À titre personnel, je vois malheureusement aujourd'hui bien plus de risques de baisse que de potentiel de hausse »

Mais pourquoi investir en bourse en plein krach, quand les gamelles sont quotidiennes ? À l’AMF, on suggère une idée. « La chute des cours en mars a pu être perçue comme un signal d’achat, un point d’entrée sur le marché par certains épargnants, notamment les jeunes », propose Claire Castanet, directrice des relations avec les épargnants chez le gendarme des marchés financiers. Une théorie qui semble se vérifier quand on écoute ces jeunes investisseurs. Pour eux, le krach aurait créé un effet d’aubaine, permettant d’avoir accès à des actions dont les prix étaient prohibitifs avant le krach. « En janvier, les prix des actions étaient intouchables pour les néophytes qui voulaient se lancer sans dépenser l’intégralité de leurs économies », décrypte Kevin, nouveau boursicoteur et fonctionnaire international dans le civil. Le jeune trentaine estime que le krach a fait appel d’air. « J’aurai probablement fini par investir, mais dans un plus petit nombre d’actions, ce qui aurait été frustrant. Puis la chute des cours m'a permis de ne pas commettre la principale erreur des débutants : ne pas mettre tous mes oeufs dans le même panier, en diversifiant mon portefeuille. » Comme ça, si un secteur plonge, les investissements placés dans d’autres domaines peuvent compenser les pertes. Bon, sauf si tout vient à s’écrouler.

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Pour l’instant la bourse ne s’est justement pas totalement effondrée. En réalité, les indices boursiers résistent bon an mal an après une importante décrue, et ce malgré les sombres prévisions qui tombent chaque jour. Pour François Le Grand, professeur de finance à l’EM Lyon, il y a trois raisons possibles à cela : les marchés auraient « sur-réagi » et « trop » baissé au début de la crise entraînant donc un rebond ; les marchés seraient très optimistes quant à la vigueur de la reprise économique, qui pourrait selon eux prendre la forme d’un V (et non d’un U, ou pire d’un L) ; et enfin, l’afflux de liquidités émanants des banques centrales aurait entraîné l’inflation des actifs financiers. En revanche, quand on demande au chercheur ce qu’il pense de l’opportunité de se lancer en bourse en ce moment, il n’est pas très optimiste. « Si le déconfinement se passe sans problème et que la reprise est rapide, alors le marché poursuivra sa hausse. Si au contraire, le déconfinement se passe difficilement ou qu'il y a une deuxième vague, la baisse pourrait être rapide et substantielle », pose François Le Grand, avant de solder l’affaire par une formule qui devrait échauder ceux qui veulent encore se lancer : « À titre personnel, je vois malheureusement aujourd'hui bien plus de risques de baisse que de potentiel de hausse. »

« Si je peux donner un conseil de novice mais de bon élève : il ne faut pas mettre toutes ses économies en bourse »

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Reste que l’instabilité des marchés attirent les nouveaux boursicoteurs car « c’est là qu’il y a de bons coups à faire », s’enthousiasme Nicolas, nouveau boursicoteur et intermittent du spectacle de 28 ans. « J’ai vu le krach comme une opportunité en fait. Puis c’est ludique comme activité de “deviner“ quelle action va monter ou baisser. » Nicolas a fait quelques allers-retours (comprendre, acheter et revendre une action dans un laps de temps réduit) sur des biotech, et notamment une entreprise qui fabrique des masques. « Toutes ces actions sont très volatiles, mais je me suis fait 400 euros en une semaine, » se réjouit-il tout en dispensant un avertissement nécessaire. « Si je peux donner un conseil de novice mais de bon élève : il ne faut pas mettre toutes ses économies en bourse. »

Pour s’en sortir sur les marchés, les néo-boursicoteurs ont chacun leurs petites méthodes. Kevin lui, lit la presse économique religieusement et quelques rares bouquins à trait à l’art un poil irrationnel du trading. Nicolas, qui s’intéresse à la bourse depuis plusieurs années, s’est formé en lisant quelques classiques du genre comme L'investisseur intelligent de Benjamin Graham ou Et si vous en saviez assez pour gagner en bourse de Peter Lynch avant de se lancer. Jérôme pour sa part s’appuie sur les savoirs dispensés dans une grande école de commerce parisienne fréquentée au cours de sa scolarité. Thomas, 23 ans, étudiant en alternance en école d’ingé et lui aussi nouveau boursicoteur, s’est intéressé à l’univers de la bourse par le biais du placement épargne entreprise dans sa première entreprise, il y a trois ans. « En ce moment je bouquine La Bourse pour les Nuls, prêté par un collègue, » explique Thomas. « Puis j’ai la chance de m’être lancé avec trois potes, du coup on s’aide en s’échangeant du contenu pour continuer à se former. »

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En complément, ils se retrouvent tous au même endroit : sur Facebook dans les groupes de boursicoteurs, qui ont vu leur fréquentation décoller depuis le début du confinement. Le bien nommé « Club des boursicoteurs » géré par le média Capital a vu son nombre de membres bondir de 64 pour cent depuis le début du confinement. Même chose chez « Forex / Indices / Actions - Groupe de trading communautaire », dont un des administrateurs indique recevoir plus d’une centaine de demandes d’adhésions par jour, émanant principalement d’investisseurs débutants. Toute la journée, des Internautes partagent leurs supposés bons plans – « suivez cette fusée » pour parler d’une action qui monte –, se vannent sur les mauvais conseils de la veille – « Comment va la team Airbus ? » – ou dispensent des conseils sibyllins – « On ne ramasse pas un couteau qui tombe », pour parler d’une action qui décroche violemment. Le tout est agrémenté de graphiques incompréhensibles pour le néophyte. Confinement et télétravail obligent, le nombre de publications sur ces groupes a aussi augmenté, si bien qu’on peut rapidement passer une bonne partie de sa journée la tête dans les courbes. « Chaque jour je dois passer deux bonnes heures à consulter les cours – matin, midi et soir – et lire les messages dans le groupe », explique Thomas, qui ne se voit pas continuer à y accorder autant de temps une fois le retour à la vraie vie acté. « J’y passerai 30 minutes le soir, je pense. »

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« Ceux qui se disent qu’acheter aujourd’hui une action Renault à -50% c’est super, font en fait une erreur logique. »

Ce qui peut déconcerter dans ce petit monde numérique de traders en herbe, c’est qu’on y parle forcément de profits et de croissance, alors qu’une bonne partie du pays se demande si elle aura toujours un travail la semaine prochaine. Interrogés sur ce décalage, les jeunes néo-boursicoteurs ne s’embarrassent pas de cas de conscience sur le fait de réaliser un petit profit en temps de crise. « Pour l’instant je n’ai fait aucun profit, puisque je n’ai vendu aucune des actions que j’ai achetées, » explique Kevin. « Mais l’idée de faire du profit en temps de crise ne me choque pas plus que ça. L’argent que l’État donne à Air France ou celui que je donne aux entreprises atterrit au même endroit. » Même son de cloche chez Thomas, pour qui « ce petit profit ne se fait pas sur le dos des particuliers », ou Nicolas qui demande « si les plus aisés se gênent pour faire de l’argent en temps de crise ? » Apparemment pas, puisque la fortune des milliardaires américains a augmenté de 9,5 pour cent depuis le début de la crise. S’il n’y a selon eux pas de honte à essayer de tirer son épingle du grand jeu capitaliste, les jeunes boursicoteurs n’investissent pas dans n’importe quoi, comme s’ils pratiquaient un « boursicotage responsable ». Kevin s’interdit d’investir dans le pétrole ou l’armement, « même s’il y a de belles entreprises dans ces secteurs ». Nicolas aussi « oriente ses choix en fonction de ses idées », en se tournant vers ce qu'il appelle des « actions vertes » pour soutenir des entreprises du traitement de l’eau ou de l’électricité verte.

Si nos nouveaux boursicoteurs se sont tous essayés à réaliser des coups en début de confinement en tentant d’engranger des gains à court terme, ils ont progressivement changé leur fusil d’épaule en consacrant le gros de leurs portefeuilles à des investissements à moyen ou long terme. Reste désormais à savoir si ces tentatives seront payantes. Pour Mickaël Mangot, enseignant à l’ESSEC, c’est loin d’être certain. « S’ils ont investi quand on était sur les points bas du CAC, vers -40%, c’est clairement une bonne affaire. En revanche, s’ils sont rentrés à -20% ou -15%, ça ne l’est plus », tranche Mangot. « Cela n’aurait pas été plus mauvais de rentrer il y a un an. Il ne faut pas se faire leurrer par la baisse. » Pour le spécialiste de finance comportementale, les néophytes ont tendance à comparer les actions d'aujourd'hui à ce qu'elles étaient hier. « Ceux qui se disent qu’acheter aujourd’hui une action Renault à -50% c’est super, font en fait une erreur logique. Vous n’achetez pas une action Renault, mais une action Renault 2020. L’entreprise n’est plus la même qu'il y a un ou deux ans, toutes ses perspectives sont chamboulées par le coronavirus. » Donc ce qu’elle vous rapportera aussi. Le sentiment d’avoir fait une bonne affaire aura donc peut-être un goût amer dans quelques mois.

Quoi qu’il en soit, les néo-boursicoteurs comptent bien rester sur les marchés une fois la crise passée, le temps de voir si leurs paris ont été fructueux ou non. « Mon but n’était pas de jouer au casino en empochant un gain supérieur à la mise rapidement », glisse Kevin, soucieux de « lisser » ses investissements au cours des années qui viennent. Cela tombe bien, puisque c'est ce que l'AMF recommande, indiquant que l'investissement en actions « comporte des risques et doit toujours s’inscrire dans un horizon de long terme ». Quand soudain, un doute prend Kevin. « Pour le moment, je suis dans un investissement régulier et de long terme. Mais je ne dis pas que je ne paniquerai pas en bradant tout au prochain krach… »

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