Ils sont partout : les collectionneurs improbables

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Culture

Ils sont partout : les collectionneurs improbables

Qui est collectionneur aujourd'hui ? Votre grand-mère et ses 400 chouettes en porcelaine ? Le magnat de l’immobilier accro aux prix Marcel-Duchamp ? Le Toulousain aux 800 saucisses ? Le député aux 320 montres de luxe ?

Les collectionneurs improbables. Qui sont-ils ? Qui se cache véritablement derrière ce vocable fourre-tout ? Sont-ils une menace pour le vivre-ensemble, des anonymes avides du quart d'heure promis par Warhol ou des déviants, dont la passion pour l'objet reflète la perversité ? Des chantres de la liberté qui prouvent par leur saine folie que contre vents et marées, l'être humain peut conserver sa part d'anormalité ? Des âmes errantes qui accumulent pour se prouver qu'elles existent ? Autant de questions que pourrait traiter un « crossover » entre D'art d'art et les Enquêtes impossibles. À condition bien sûr, de se mettre d'accord sur les notions de collectionneur et d'improbabilité.

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Parce que des collectionneurs improbables, autant dire qu'on en ramasse à la pelle. Eux-mêmes amassent des peluches, de panda ou de nombrils, des goodies des Goonies et de la Guerre des étoiles, des échantillons de sauce piquante, des capsules de bière, des dessous de verre, des cartes à jouer, des guitares, des Barbies, des canards en plastique, des CDD, des sachets de sucre, les casseroles, des objets de la couleur orange, leurs propres cacas ou des croûtes, des comics, des objets nazis… En cherchant bien, il doit y avoir un équivalent de la fameuse « règle #34 » : si ça existe, quelqu'un le collectionne. Mais laissons de côté les collectionneurs à la petite semaine qui se contentent d'empiler des objets du quotidien et intéressons-nous au seul collectionneur qui en vaut la peine : le collectionneur d'art contemporain.

En octobre dernier, un rapport du ministère de la Culture et de la Communication publiait un portrait-robot de ce dernier : un Parisien riche et diplômé de plus de 50 ans. Partant de là, qu'est-ce qui peut faire l'improbabilité du collectionneur ? Le fait qu'il soit une femme ? Qu'il soit jeune, peu diplômé, pauvre, dijonnais ? Finalement, ça n'a pas trop d'intérêt. Pour tout dire, j'ai bien tenté de chercher quelques collectionneurs « pas comme les autres » sur Internet, exercice aussi peu intéressant que vain. Un ami m'a parlé de l'ancien footballeur Olivier Dacourt, qui est effectivement passionné d'art contemporain. On doit bien pouvoir trouver des prépubères collectionneurs ou des clodos fans de musées en épluchant la PQR, mais à mon avis, ce n'est pas là que se cachent les collectionneurs improbables. Pas non plus uniquement à l'autre bout de l'échiquier, du côté de milliardaires spéculant sur des cotes d'artistes comme sur des matières premières.

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À bien y regarder, au début du 21e siècle, le « collectionneur improbable » est partout où il y a de la collection : l'improbable, dans un monde fini, c'est de s'évertuer à vouloir accumuler toujours plus. Et c'est là l'essence du collectionneur : faire grandir sa collection, la développer. L'envie de collectionner pourrait donc bien être l'une des formes que prend le néo-libéralisme, dans ce que Laval et Dardot appellent « une "raison-monde" qui a pour caractéristique d'étendre et d'imposer la logique du capital à toutes les relations sociales jusqu'à en faire la forme même de nos vies ». Dans leur livre,  Ce cauchemar qui n'en finit pas, le sociologue et le philosophe écrivent : « L'impératif capitaliste ne s'énonce pas : "accumule pour jouir", ni non plus : "jouis en accumulant", mais bien : "jouis d'accumuler" ». Certes, on apprend çà et là que le collectionneur d'art contemporain ne se limite pas à un accumulateur : qu'il échange avec l'artiste et les galeries, qu'il est partie intégrante de l'écosystème de l'art… Tant que celui-ci reste un marché financier. « Apprendre que le boom actuel du marché de l'art se base sur les dépenses de seulement 0,07% des personnes qui peuvent se le permettre donne à réfléchir », écrivait une journaliste du New York Times citée par Le Monde en 2015.

Autre aspect improbable du collectionneur : sa capacité à s'assimiler à sa collection, comme si elle augmentait sa propre valeur. C'est ce que j'ai pu constater l'an dernier, dans une foire aux coquillages. Parmi les exposants, plusieurs avaient organisé leur vie autour de cette collecte, organisant leurs vacances en fonction de leurs pièces manquantes, lui sacrifiant des pièces entières de leurs maisons… Et ne comprenant pas que leurs enfants se refusent à reprendre le flambeau familial. C'est quand un des exposants m'a expliqué qu'il fallait tuer des coquillages en bonne santé pour accumuler ces coquilles vides que toute cette histoire m'est apparue complètement absurde.

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Pourquoi vouloir toujours plus de Conus, de Jeff Koons, de Pokémons ? C'est qu'à un certain moment de notre histoire, on a fait de la possession la seule mesure de nos expériences.

Le fait de plonger entre amis dans des eaux turquoise pour voir un conus marmoreus évoluer dans son milieu naturel n'est-il pas plus plaisant, plus satisfaisant que de contempler la même coquille tristement vide, remisée dans un coin de la buanderie ? Je crois que si. L'écrivain grec Nikos Kavvadias en faisait l'expérience dans son unique roman, Le Quart : « Le meilleur café que j'ai bu de ma vie, je l'ai bu à Moka. Le meilleur thé à Colombo.(…) Le pire café que j'aie jamais rapporté à ma mère avait été acheté à Moka. Le pire thé que j'aie acheté l'a été à Colombo. Dans les mêmes magasins où je les avais bus ». Parce qu'en matière de café, comme en art et en sauces piquantes, le produit seul n'a qu'une importance relative : son contexte est déterminant. En faisant des œuvres qu'il a acquises des pièces de sa collection, des objets marchands dénués de contexte, le collectionneur dessert donc ce qu'il est censé soutenir : il arrache les œuvres à leur milieu naturel et les décontextualise. Pas étonnant du coup que, quand l'une d'elle est d'un coup exposée au public, elle puisse susciter l'incompréhension.

Les œuvres d'art sont comparables aux fleurs des champs de Robert Walser : « (…) tout en parcourant les prairies fleuries, j'aurais eu une excellente occasion de cueillir le plus ravissant des bouquets. Mais ces fleurs, avant même d'être mises dans l'eau, auraient perdu l'éclat de la rosée et leur exquise fraîcheur, et donc toute leur grâce, sans doute : voilà pourquoi, à regret, je renonçai à ce dessein. » Chez l'amateur d'art, cela revient à préférer flâner dans des galeries et des musées que de prendre possession de ce qui l'émeut. Prenez une photo extraite de l'American Index of the Hidden and Unfamiliar de Taryn Simon. Exposée au milieu d'autres de la même série, elle nous immerge dans une Amérique étrange, méconnue, fascinante parce que cachée. Isolée dans une collection, c'est une jolie photo de tigre blanc ou d'une couverture de Playboy en braille. En accumulant chez soi, on soustrait donc les œuvres au regard du plus grand nombre, comme pour s'en réserver la jouissance. Alors que si l'œuvre était exposée, elle ne perdrait pas de sa valeur artistique. Improbables collectionneurs, qui soutiennent la création artistique en cachant le résultat aux spectateurs.

Car quand le collectionneur montre ses œuvres, il a une raison  de le faire. Outre le plaisir narcissique de faire étalage de ses possessions, il entend montrer qui il est. Ce que le sociologue américain Torstein Veblen a étudié avec son concept de consommation ostentatoire, pédagogiquement illustré ici. En gros, la consommation des plus riches a deux fonctions : ostentatoire et statutaire. Il s'agit donc d'attirer l'attention et d'indiquer son statut social. Ce que Veblen n'avait peut-être pas vu venir, c'est qu'au fil du temps, la consommation ostentatoire a largement dépassé ce qu'il appelait la « classe de loisirs » pour s'étendre à toutes les couches de la population. Au point de se dématérialiser et de faire de nous des collectionneurs d'expériences — sociales, humanitaires, sexuelles… qu'on constitue autant qu'elles nous fabriquent. Comme Bernard Arnault et François Pinault ont troqué leur passé de cost-killers pour un habit de mécènes grâce à leurs collections d'œuvres, chacun peut se redéfinir, non par ses actes, mais par la collection savamment curatée d'événements le mettant en scène. « Acheter quatre Basquiat va plus vite que lire tout Dostoïevski », résume un sociologue dans un article de La Revue du Crieur. Et poster une photo de soi à la piscine va plus vite que d'apprendre le dos crawlé.

Alors, qui est le collectionneur improbable aujourd'hui ? Le découvreur de jeunes artistes ? L'honnête facteur du Wisconsin qui a plus de 13 000 chouettes en porcelaine ? Le magnat de l'immobilier accro aux prix Marcel-Duchamp ? Le Toulousain aux 800 saucisses ? Le député aux 320 montres de luxe ? Le capitaine d'industrie qui a ses habitudes à la FIAC ? Le neurobiologiste aux aux 7 millions de like ? Oui, et beaucoup d'autres encore. Mais le collectionneur est loin d'être la seule chose improbable à proliférer dans nos sociétés. Quant à savoir s'il est un danger, c'est à Frédéric Taddeï et Pierre Bellemare de le déterminer.