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Culture

LE « NAPOLÉON » DE KUBRICK, BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN DU TOUT

Kubrick pensait que Napoléon était l'homme le plus intéressant qui ait existé sur terre. Mais jamais il ne put réaliser "son" Napoléon. Tony Frewin, qui aura été, jusqu'à sa mort, son assistant, témoigne.
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Une nuit, pendant la période préliminaire au tournage d'Orange Mécanique, Malcolm McDowell a demandé à Stanley Kubrick pourquoi il mangeait de la glace en même temps que son steak. "Où est le problème?" a répondu Kubrick. "C'est que de la bouffe. Et c'est comme ça que Napoléon mangeait."

C'est tout du moins ce que rapporte McDowell. Parce que des anecdotes et des petites histoires mythiques sur Kubrick, il y en a masse. Le fait qu'il était à coup sûr le plus maniaque des réalisateurs de films connus sur terre, ça, c'est plus à débattre. À ce titre, Napoléon, le film qu'il a essayé (en vain) de produire durant des décennies, est la parfaite illustration de son obsession amoureuse du détail. Kubrick avait tendance à dire que personne n'avait encore réussi à réaliser de bon film historique. Et il avait dans l'idée de changer la donne, en offrant au public la vie entière de l'empereur français, en 3 superbes heures épiques.

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Kubrick pensait que Napoléon était l'homme le plus intéressant qui ait existé sur terre. La vie de l'empereur était, selon le réalisateur, "un grand poème épique"; sa relation avec Joséphine, "une des plus significatives passions obsessionnelles". Kubrick disait aussi de Napoléon qu'il était "un des rares hommes qui ait vraiment changé l'histoire et façonné le destin de son époque, et des générations qui ont suivies". Alors qu'il commençait à bosser sur le projet du film au milieu des années 60, après la sortie de 2001, Stanley a envoyé un assistant faire le tour du monde, pour, au sens littéral du terme, "suivre les pas de Napoléon" ("je veux que tu ailles partout où Napoléon a été", lui a-t-il dit). Kubrick a même été jusqu'à demander à son assistant de lui ramener des prélèvements de terre de Waterloo, de façon à ce qu'il puisse parfaitement en reproduire l'aspect à l'écran.

Il a lu des centaines de livres sur Napoléon, et répertorié les informations dans différentes catégories, allant de "tout ce qui concerne ses goûts en matière de bouffe" à "le temps qu'il faisait précisément le jour de telle ou telle bataille". Il a récolté jusqu'à 15 000 photos de lieux et 17 000 diapos de l'imagerie de Napoléon.

Il projetait alors de tourner le film en France et en Italie pour les grands espaces, et en Yougoslavie pour les armées pas chères, et il avait réussi à rameuter 40 000 roumains dans l'infanterie et 10 000 cavaliers pour les batailles. "Je n'aurais pas voulu tourner ça avec moins de troupes", expliquait-il dans une interview à l'époque, "parce que les batailles napoléoniennes étaient cinématographiques; un espèce d'immense tableau dans lequel des formations entières se déplaçaient dans de majestueux mouvements, presque chorégraphiques. À travers ce film, je veux capturer la réalité, et faire le maximum pour recréer toutes les conditions de la bataille, avec une minutieuse exactitude."

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Il voulait David Hemmings et Audrey Hepbrun dans les rôles principaux, et Alec Guinness et Laurence Olivier dans les seconds rôles; mais tout est parti en fumée quand (en partie à cause d'un autre film sur Napoléon, Waterloo, sorti en 1970), les studios ont décidé que le fantasme de Kubrick était un peu risqué financièrement. Au début des annés 80, il parlait encore de réaliser ce film, mais c'était plus vraiment d'actualité. Mais même s'il est mort en 1999, il reste une chance que son projet voit le jour : le projet a été proposé à Ridley Scott et Ang Lee.

Vous pouvez réaliser le film vous-même si vous voulez, puisque chaque petit détail important pour le projet a été répertorié dans un livre, "Le Napoléon de Stanley Kubrick : le meilleur des films jamais réalisés". Il s'agit de 10 livres réunis dans 1 seul (comprendre: 9 bouquins cachés dans un dixième autre, un faux livre en forme de boîte). La publication est limitée à 1 000 exemplaires, et chacun coûte 1000 $. Toutes les photos des lieux clés, les photos issues des recherches, les essais de costumes, les différentes correspondances entretenues avec les historiens experts, le script de Kubrick : TOUT, TOUT y est. J'ai été au bureau de l'éditeur, Taschen; ils m'ont laissé y toucher. Mais ils ne m'en auraient pas filé un gratuit, pour je-ne-sais-quelle raison.

Tony Frewin a été l'assistant de Kubrick de 1965 à la mort du réalisateur (et même, jusque plus tard encore). Je l'ai contacté pour un premier aperçu de ce à quoi peut ressembler la partie napoléonienne du cerveau de Kubrick.

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Vice : Alors, explique-nous comment ta vie avec Stanley a commencé. Tu étais assistant pour lui, c'est bien ça?

Tony Frewin : Oui, runner. Mais assistant, ça sonne mieux je pense.

Comment vous êtes vous rencontrés ?

J'ai grandi à Borehamwood, et il venait juste de s'installer aux studios de la MGM, juste avant le tournage de 2001. Mon père venait de quitter le management de la MGM, mais il se mettait tout juste à taffer pour Stanley, et il me disait "viens donc, on a besoin d'un runner". Je pense que j'ai répondu un truc un peu grossier - à cette époque, au milieu des années 60, on allait surtout voir des films étrangers, ou des films en Français. Antoniono, Fellini, Bergman, Bunuel. C'était hyper pète-cul. Et donc, il me semble que j'ai répondu un truc un peu grossier, du style "Ouais, si c'était Jean-Luc Godard, okay". Alala. Quelle bite j'étais.

L'insolence et la prétention de la jeunesse!

Oui, carrément. Tu sais plus où te mettre quand t'y repenses. Ah mon dieu. Bref. J'y suis allé un dimanche après-midi, et mon père m'a emmené dans le bureau, qui était complètement rempli de bouquins sur le surréalisme, le dadaïsme, la cosmologie, les soucoupes volantes; et je me suis dit "putain, je m'en foutrais de taffer ici juste pour avoir accès à tous ces livres". Et après, Stanley est entré, Stanley que je pensais être un gars chargé de nettoyer le bureau, Stanley avec son baggy et une veste de sport pleine de taches d'encre. Et on a parlé, pendant environ 2 heures, il m'a dit "quand est-ce que tu peux commencer?", j'ai répondu "quand est-ce que tu voudrais?", il a dit "7h demain matin", et j'ai dit "ça marche". C'était une semaine après mon 17ème anniversaire.

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Quel genre de taf c'était ?

Les gens avaient l'habitude de dire "à quoi ressemble la pyramide des fonctions?" chez Hawk Films, et je répondais "Ben, y'a Stanley tout en haut, et après y'a tous les autres". Il n'y avait pas de niveau moyen de décision, il y avait Stanley au sommet, et nous autres, en bas de la pyramide. Mais bosser pour Stanley, c'était une expérience vraiment excitante. C'était un intellectuel, un soleil d'idées, de projets et d'enthousiasme. Tu gagnais vraiment à bosser avec Stanley, mais comme le disais l'auteur de Full Metal Jacket, Michael Herr, dans son joli petit bouquin, Kubrick : personne n'y gagnait autant que Stanley lui-même.

Quand a t-il parlé pour la première fois de Napoléon, dans tes souvenirs ?

Je me souviens que quand on bossait sur 2001, il avait une sorte de fascination pour les figures militaires. Il était toujours hyper intéressé par Jules César, en particulier son invasion de la Grande-Bretagne; mais son aptitude à être un homme d'action, un intellectuel, un stratège, avec des objectifs politiques, et des considérations sur comment tu bidouilles tout ça et fais ce qui est bon; je pense au final que Napoléon est né de tout ça.

Est-ce qu'il se sentait proche de ces personnages ?

Je ne pense pas qu'il s'en sentait proche, mais il les trouvait carrément fascinants. Il trouvait dingue ces défauts qui, au final, les faisaient sombrer/partir en couille. Surtout dans le cas de Napoléon. Tu vois en ces gens des postures de pouvoir, des figures publiques; tu vois, Harriet Harman sortant de la caisse après le crash, et affirmant, avec ses grands airs :"Je suis Harriet Harman. Vous savez où me trouver". Tu vois quoi. Je veux dire, mais quelle salope.

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Les recherches que Kubrick a mené pour Napoléon sont presque légendaires.

Ouais. Il en a fait beaucoup pour tous ces films, pas moins pour le projet abandonné, Wartimes Lies, sur l'Holocauste. On a passé près de 2 ans à bosser tous les jours, sur ça. Et dans la même période, Spielberg a eu l'idée de La liste de Schindler, il a fait la phase préparatoire, réalisé le film, l'a sorti; et pendant ce temps-là, on était encore en train de traîner sur le bloc-note.

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Donc La liste de Schindler, ça a juste tout niqué ?

Le truc c'est que, il a toujours voulu faire un film sur l'Holocauste, mais ça représentait quelques soucis. Comme Stanley disait, si tu veux vraiment faire un film précis sur l'Holocauste, tu tombes sur un truc impossible à visionner. Mais il pensait que La liste de Schindler était difficile à suivre, et que c'était pas le bon moment pour Wartime Lies. Vous savez ce que l'historien Raul Hilberg disait de La liste de Schindler ? Il a écrit cette énorme étude en 3 volumes sur la destruction des juifs d'Europe, le truc est à la fois spirituel et marrant; mais il a dit que La liste de Schindler était une success story. Une histoire qui réchauffe le coeur.

Ouais c'est une façon de voir les choses. Et à propos de la fascination de Stanley pour Kubrick, qu'est-ce que tu sais de l'anecdote de Malcolm McDowell, qui dit que Stanley a mangé son dessert et son steak en même temps, parce que c'est comme ça que Napoléon avait l'habitude de manger ?

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Je prendrais volontiers ça avec une bonne pincée de cocaïne.

Tu penses que les niveaux de recherche qu'il a atteint et son obsession pour les plus petits détails, c'était pour rire ?

Eh bien c'était un moyen de parvenir à ses fins. Il disait " Dieu est dans les détails". Mais il savait quand stopper ses recherches, quand les freiner. Barry Lyndon est un magnifique exemple de film historique bien mené. Pas comme toute cette merde que tu trouves sur la BBC aujourd'hui. Son but, c'était justement d'avoir un rendu similaire à ce qui avait vraiment cours à l'époque. C'est un film somptueux.

Est-ce que tu penses que s'il tournait encore aujourd'hui, il utiliserait les images de synthèse?

Ah mais carrément.

Et les extras? Il a commandé 40 000 (ou un truc du genre) soldats pour Napoléon, est-ce que tu penses qu'aujourd'hui il aurait fait ça en images de synthèse, ou est-ce qu'il aurait maintenu la présence de tous ces gens au nom de l'authenticité ?

Je pense que ça dépendrait vraiment du tournage. Y'a des scènes où tu aurais besoin d'une centaine de personnes; d'autres, des images de synthèse. Même si je pense qu'il ne se serait pas dit systématiquement "allez, on va utiliser des images de synthèses pour tout".

Est-ce qu'il était enthousiaste, à propos des nouvelles technologies de ce genre ?

Ouais, carrément. Il disait que tout ce qui permettait de gagner du temps valait son poids en or. En 1980, il nous a tous achetés des écrans verts IBM. C'était les premiers PC trouvables sur le marché, des petits 12 pouces. T'avais même pas un gros disque dur, t'avais juste 2 disquettes. Et Stanley disait "Ça c'est le futur. C'est ce qu'on va être amené à utiliser". Et je lui disais "Non, moi je kiffe taper un texte et retirer le bout de papier après, et voir ce qu'il y a dessus", et il me disait "non écoute, tu dois te débarrasser de ce vieux truc, ça c'est le futur et ça vient tout juste d'arriver." Il n'était pas du tout conservateur, on a eu des fax avant tout le monde. N'importe qui aurait pu dire "mais qu'est ce que ça peut te foutre d'avoir un fax?", il aurait quand même attrapé au vol tout ce qui aurait pu lui faire gagner du temps, et offrir un meilleur rendu.

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Qu'est ce que tu penserais de Ridley Scott comme réalisateur du film ?

Eh bien ouais, c'est un réalisateur très compétent. Mais ce sera un film très différent de celui qu'aurait fait Stanley. Il n'y a que Stanley Kubrick pour faire du "Stanley Kubrick".

ALEX GODFREY