Le Kop lyonnais
Photos : Jeff Pachoud / AFP

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Foot : que reste-t-il de nos derbies ?

Interdiction de déplacements, augmentation du prix des places, renforcement des contingents de police, ces rivalités régionales seraient-elles en train de mourir à petit feu ? On se pose la question avant le match Saint-Etienne-Lyon ce dimanche.

C’est celui que chaque supporter furète immédiatement à la sortie du calendrier du championnat, qu’il mentionne avec passion un mois avant la date de la rencontre et qu’il ne manquerait pour rien au monde. Même s’il n’est pas toujours LA grosse affiche, le derby demeure un match à part dans le monde du football. Celui où la passion pour son club et sa ville s’intensifie, au même titre que le rejet de l’équipe rivale.

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Enseignant-chercheur en sciences sociales et en sport à l’université de Caen, Ludovic Lestrelin tient tout d’abord à rappeler une spécificité française. « Il n'y a pas de derby à proprement dit, qui concerne deux clubs d'une même ville. En France, les derbies sont bâtis sur une proximité régionale. » Exception faite du derby d'Ajaccio, en Ligue 2.

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Les Magic Fans de Saint-Etienne © J-.P. Ksiazek / AFP

Depuis quelques années, les supporters déplorent les restrictions de déplacements, qui enlèvent le piquant du derby : celui de faire face aux supporters adverses. Un derby permet aux supporters de s'opposer vocalement, par la présence et le soutien. « L'absence du camp d'en face, c’est une pièce du puzzle manquante », considère Ludovic Lestrelin.

Le 23 novembre 2018, les supporters stéphanois étaient une nouvelle fois absents du parcage visiteur du Parc OL pour le derby le plus chaud de France, face à Lyon. Dans un communiqué, les groupes de supporters des Verts ont regretté la baisse du nombre de places en parcage : « Nous allions au derby en bus, déjà escortés depuis la fin des années 90, de Geoffroy-Guichard jusqu'à Gerland, avec des quotas de places que nous estimons acceptables, allant de 1200 à 2400 places. »

« Dans les années 90, 6 000 supporters Lyonnais se rendaient à Geoffroy-Guichard et 4 000 Messins allaient à Nancy. Des chiffres impensables aujourd’hui »

La saison dernière, seuls 771 supporters visiteurs étaient autorisés à assister à ces deux derbys. Les Lyonnais étaient venus à Saint-Etienne escortés par la police et l’appui aérien d’un hélicoptère. Cela n’avait pas empêché des heurts autour de Geoffroy-Guichard. Les Stéphanois avaient, eux, boycottés le déplacement, refusant de se plier à ces mesures qu’ils estiment liberticides. Dans les années 90, 6 000 supporters Lyonnais se rendaient à Geoffroy-Guichard et 4 000 Messins allaient à Nancy. Des chiffres impensables aujourd’hui.

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Les restrictions ne se limitent pas aux rivalités les plus emblématiques. En avril, la préfète de la Vienne avait pris un arrêté d’encadrement lors d’un derby opposant Tours et Orléans, en coupe Gambardella ! « Il y a eu un dialogue ensuite et nous avons pu faire le déplacement », dédramatise Quentin, un des leaders des Drouguis, ultras de l’US Orléans.

Lorsqu’ils sont autorisés, les déplacements de supporters sont encadrés par un dispositif policier drastique, pour prévenir tout risque d’affrontement. En 2014, le FC Metz se rend chez son grand rival Nancy. Après un match aller houleux, où des échauffourées avaient éclaté, la préfecture de Moselle cadre radicalement ce déplacement.

« Obligation pour les supporters de voyager dans les bus affrétés par le FC Metz, arrêt à mi-chemin obligatoire, présence de policiers dans les bus, fouilles obligatoires et alcool interdit dans les bus et limitation du nombre de supporters autorisé à se déplacer à 400, liste pêle-mêle Graouz, un des leaders de la Horda Frenetik. En plus, le départ avait lieu très tôt avant le match, et on avait l’habitude d’être arrêtés sur une aire d’autoroute pendant plusieurs heures sans pouvoir descendre du bus ou aller se restaurer. C’était contre notre vision du football. Les groupes ultras ont donc boycotté le déplacement. »

Des restrictions qui ne sont pas sans conséquences pour James, porte-parole de l’association nationale des supporters (ANS) : « Dans le cas de Saint-Etienne, cela donne l’impression qu’il y a plus de tensions lorsqu'un déplacement est autorisé. Sur d’autres derbies, on a le sentiment que la déception de ne pas pouvoir se déplacer prend le pas sur la rivalité. »

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Pour le chercheur Ludovic Lestrelin, cette logique d’interdiction va à l’encontre même de l’essence des derbies : « Dès les années 20, ces matches ont été les premiers à mobiliser des déplacements de supporters. Aujourd’hui, nous sommes habitués, mais à l’époque, c’était inédit de voir des personnes sortir de leur ville pour un match de football. » Quelques dizaines de supporters voyageaient alors dans des trains spécialement affrétés pour l’occasion. « C’est cette histoire qui a nourri des oppositions. Le contexte actuel, qui supprime parfois les supporters visiteurs, vient rompre avec cette tradition », poursuit Lestrelin.

« Les autorités partent du postulat que de toute façon, il y aura des problèmes. Elles ne réfléchissent plus aux solutions pour encadrer un déplacement » – James, porte-parole de l'ANS

Lorsque l’on voit le niveau de tensions et de représailles qu’a atteint le derby Saint-Etienne-Lyon depuis le vol de la bâche du groupe ultra stéphanois Magic Fans par des indépendants lyonnais – l’affront suprême dans les codes du monde ultra – ou plus récemment pour Montpellier-Nîmes celui de la bâche – celle des matches à domicile – de la Butte Paillade par les ultras nîmois, n’est-il pas préférable d’interdire le déplacement ? Dans un communiqué, les supporters stéphanois répondent en mettant l’accent sur ce qu’ils définissent comme un paradoxe français. « Les plus grands derbies, les plus "chauds" comme on aime tant le rappeler dans les médias… Tous se jouent avec des supporters visiteurs : Schalke-Dortmund, Milan-Inter, Manchester United-Manchester City, ou encore Split-Zagreb et AIK-Hammarby ».

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James, porte-parole de l’ANS, porte également un avis bien tranché sur ce point. « Avoir des inquiétudes est justifié. Mais en France, les autorités partent du postulat que de toute façon, il y aura des problèmes. Elles ne réfléchissent plus aux solutions pour encadrer un déplacement. Dans les autres pays, leur réflexion première, c’est de savoir comment assurer l’ordre public tout en autorisant les gens à se déplacer librement. »

A Metz, un autre élément entre en compte dans la baisse de l’intensité des derbies depuis quelques années : l’augmentation du prix des places. « Les gens viennent au stade avec d’autres attentes. Ils veulent un retour sur investissement et vont avoir plus facilement tendance à siffler les joueurs si le match ne se déroule pas comme ils le souhaitent », juge Graouz.

Même son de cloche à Lens, où avant un déplacement à Lille en 2015, les supporters avaient exprimé leur mécontentement dans un communiqué commun. « Chers amis supporters, il vous faudra débourser 25 euros afin d'assister à la rencontre. Indéniablement, les dirigeants du LOSC méprisent la ferveur du public sang et or et cela témoigne bien de l'évolution du football français dont les dirigeants souhaitent attirer un autre public plus enclin à payer et à accentuer la marchandisation de ce sport populaire. »

Malgré tout, le derby reste un match singulier, « l’un des sommets d’une saison sportive, parce qu'il y a une longue histoire derrière d'opposition entre ces clubs, débute Ludovic Lestrelin. Ces matches existent depuis des décennies et véhicules des habitudes et des traditions, qui évoluent. Aujourd'hui, quand on oppose Lille la bourgeoise à Lens l'ouvrière, on constate que ce n’était pas relaté de cette façon dans les années 50. C’est arrivé plus tardivement. »

Hors circonstances inédites, seule la ferveur d’un derby peut mobiliser des milliers de supporters au dernier entraînement avant le match, comme ce fut le cas à Lens, Strasbourg, Lyon où Saint-Etienne lors du fameux départ du bus des joueurs vers la cité rivale. « Un Metz-Nancy sera toujours un match spécial, avec des tifos en tribune et de la puissance vocale en tribunes », constate Graouz, ultra messin. Mais les fans ne sont pas les seules personnes lésées. Le club et les joueurs, qui ne bénéficient d’aucun support en terrain hostile, sont les premières victimes de ces mesures.

Si les messages restent rares, certains clubs commencent à se positionner. Avant le derby du 23 novembre dernier, l'AS Saint-Etienne a interjeté appel de la décision de la commission de discipline de la Ligue de football professionnel concernant la fermeture du secteur visiteurs et a également engager un recours, auprès du Tribunal administratif de Lyon, contre l’arrêté préfectoral, sans pour autant obtenir gain de cause. Quand les supporters stéphanois pourront-ils découvrir le Groupama Stadium ? Les paris sont ouverts.

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