La folle histoire des premiers cyclistes sur piste

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Un autre temps

La folle histoire des premiers cyclistes sur piste

On s'est replongé dans l'histoire des pionniers du cyclisme sur piste. Une histoire d'aventuriers un peu barrés, qui s'écrit à coups de cravache, de morphine et de vélos de 30 kilos.

Des cuissots de bison, des virages vertigineux et quelques chutes à 80 km/h : indiscutablement, le cyclisme sur piste est un sport très spectaculaire. Mais malgré toute l'admiration que peuvent susciter les performances des pistards actuels, boostées à coups de tests en soufflerie, de vélos en carbone et de roues à bâtons, tout cela semble presque fade à côté des premiers exploits accomplis par les pionniers de la discipline. L'acide lactique plein les pattes après sa séance d'entraînement pour les Jeux, Thomas Boudat, champion du monde 2014 de l'omnium, l'avoue lui-même depuis le vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines : « Quand je vois dans quelles conditions ils couraient, j'ai du respect pour les pionniers de notre sport, et en même temps je me dis qu'ils étaient fous ! »

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Car il faut bien avouer qu'à l'époque, il fallait une bonne dose de courage et un grain de folie pour monter en selle. Lors des toutes premières courses, les pistards utilisaient des grands bi, des vélos aussi loufoques que casse-gueule. Des bécanes équipées d'une roue avant d'un mètre 50 de diamètre surmontée d'une selle minuscule et d'une roue arrière de la taille de celle d'un tricycle. Le grand bi, c'était pourtant le nec plus ultra du moment, puisque les chaînes et les pignons n'existaient pas encore et qu'avec sa roue immense, il permettait de parcourir une grande distance en un coup de pédale. Ce qui a poussé certains génies de la mécanique à la folie des grandeurs : le plus grand modèle atteignait les trois mètres de hauteur et il fallait une échelle pour l'enfourcher.

On se demande bien aujourd'hui comment prendre un virage avec un engin pareil sans finir dans le décor. Adrien Garel aussi d'ailleurs. Quand on lui explique à quoi ressemblait les vélos de ses prédécesseurs, ce jeune coureur de 20 ans, membre de l'équipe de France de poursuite par équipe, lâche dans un sourire : « Déjà que parfois j'ai peur dans les virages avec mon vélo, fallait vraiment être bien barjot pour faire de la piste à l'époque. Je crois que je n'en aurais pas fait dans ces conditions. » Sur ces machines, le cyclisme s'est d'abord pratiqué dans les parcs, les hippodromes, puis dans des vélodromes. Pour une raison simple, que nous expose Jean-Pierre de Mondenard, ancien médecin du Tour de France et historien reconnu de ce sport : « C'est assez basique en fait, les routes étaient difficilement praticables à l'époque, et puis lors des rares tentatives de performances longues distance, les cyclistes se faisaient dépouiller par des bandits. La piste, c'était plus sûr, et plus facile pour ramener du public aussi. » Pour assurer le succès de leurs shows, les pistards ont calqué le modèle de leurs compétitions sur celles qui avaient le plus de succès à l'époque : les courses hippiques. De la vitesse, des chutes, des paris, et des courses rapides, qui s'enchaînent toute la journée. Habillés comme des jockeys, les cyclistes ont même poussé le mimétisme jusqu'à monter en selle cravache à la main : « Ils avaient l'habitude de se frapper la cuisse pour obtenir le surplus d'énergie qui les menait à la victoire », rappelle Jean-Pierre de Mondenard.

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Le Français Charles Terront.

Parmi les premiers pistards, la star de l'époque s'appelle James Moore, considéré comme le vainqueur de la première course "sur piste" jamais disputée, le 31 mai 1868 dans le parc de Saint-Cloud à Paris. Un original, fan de tous les sports où il risquait de se blesser gravement : il s'est d'abord essayé au trapèze et aux doubles sauts périlleux 12 mètres au dessus du sol avant d'opter pour le grand-bi, presque aussi casse-gueule. C'est donc dans ce parc, sur 1 200 mètres et devant une foule tendue, qu'il remporte la grande première. En 3 minutes 50 quand même, soit 20 kilomètres heure de moyenne. Mais James a une excuse : son vélo pesait pas moins de 30 kilos, contre 7 pour les bolides qu'utilise l'équipe de France à Rio: « Des vélos de ce poids, c'est fou, s'étonne Steven Henry, l'entraîneur des Bleus, bien calé au centre de la piste de Saint-Quentin. C'est inenvisageable et impossible aujourd'hui, comment tu veux lancer un truc pareil sur départ arrêté ? »

James Moore, lui, ne se pose pas la question. Pas plus qu'il ne s'inquiète en se lançant dans la première course longue-distance, la Paris-Rouen, qu'il remporte facilement en 1869. Ces épreuves d'un genre nouveau, précurseurs des courses sur route actuelles, sont organisées par Richard Lesclide, ancien secrétaire de Victor Hugo et romancier érotique à succès. Le genre d'excentrique qui donne une bonne idée des personnages qui grenouillent dans le milieu. Car les cyclistes de l'époque sont plus des aventuriers que des sportifs de haut-niveau, des avant-gardistes audacieux et poétiques qui inspirent l'écrivain Gendry de Moncontour, venu observer cet étrange ballet une après-midi de la fin du XIXe : « Tout le groupe, haut monté, semblait passer dans l'air comme un nuage, aux regards émerveillés des spectateurs », écrivait-il alors.

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Certains de ces bourgeois aisés et de ces aristocrates, passionnés par les innovations technologiques, ont ensuite abandonné le vélo pour l'avion, le nouvel engin à la mode dans les années 1910. Edmond Audemars en est un des plus beaux exemples. Descendant d'une famille d'horlogers suisses millionnaires, il devient champion du monde de demi-fond de cyclisme sur piste à 17 ans. En 1909, il délaisse le vélo, alléché par les exploits de Blériot, et se met à taper des loopings. Heureusement pour les clavicules de tout ces fous du guidon, mises à rude épreuve par les nombreuses chutes depuis leur grand-bi, dans les années 1880 des ingénieurs un peu plus futés que les autres inventent la bicyclette, avec sa chaîne reliée au pédalier. Les sportifs abandonnent alors progressivement le grand bi, même si certains extrémistes l'utilisent encore quelques années. Avec cet engin du diable, l'américain Thomas Stevens bouclera même un tour du monde entre San Francisco et Yokohama de 1884 à 1886.

L'autre star des premières années de la piste s'appelait Charles Terront. A peu près le même genre de zouave que James Moore, mais version française cette fois-ci. Un aventurier du cyclisme, qui a remporté en 1875 les premiers Six Jours de l'histoire, à Birmingham, dans les Midlands anglais. Le principe de ces courses est simple : il s'agit de couvrir seul la plus grande distance possible en six jours et six nuits, avant de s'écrouler de fatigue le dimanche. Pour l'emporter, les compétiteurs de l'époque sont prêts à tout. Alors que ses concurrents s'arrêtaient pour aller pisser, Terront avait trouvé une astuce : il se soulageait dans son bidon en utilisant un morceau de boyau comme étui pénien pour ne pas perdre une seconde ni une goutte.

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Le 23 juillet 1892, un dénommé Frank Shorland réussit pour sa part à rouler 686 kilomètres en 24 heures. Un record pour l'époque, qui a nécessité quelques sacrifices : le champion n'a pris que 16 minutes de repos sur toute la course. Vu l'état dans lequel Shorland termine l'épreuve, les organisateurs interdisent ensuite aux coureurs de passer plus de 18 heures par jour sur selle histoire de s'assurer qu'ils ne deviennent pas fous. Ce qui ne manque pas d'arriver malgré tout, comme l'expose Jean-Pierre de Mondenard : « L'effort était surhumain même après le changement de réglementation, cela poussait les coureurs à se doper. Les cyclistes se sont inspirés des seuls exemples qu'ils avaient : les chevaux. Ils utilisaient les mêmes produits pour tenir la cadence : cocaïne, morphine, strychnine, éther, caféine, arsenic, alcool, mais aussi nitroglycérine. Sauf que les effets sur un coureur à son poids de forme et sur un cheval de 500 kilos ne sont pas forcément les mêmes. » Ces cocktails perchaient parfois les coureurs pour des heures, voire des journées entières.

En 1896, au Madison Square Garden de New-York, une course s'est révélée particulièrement agitée, comme nous le narre l'historien de la piquouze: « Un coureur avait l'impression de voir un tramway lui foncer dessus, un autre a sauté de sa bécane pour grimper dans les arbres qui poussaient au centre de la piste pendant qu'un troisième balançait son vélo, convaincu que son pneu contenait de la dynamite ». Le genre de spectacle qui plaît à tout le monde. Fin XIXe d'ailleurs, les courses de Six Jours achèvent de populariser définitivement le cyclisme sur piste. A Londres, à Paris, à Bruxelles, mais aussi et surtout aux Etats-Unis, le public se rue dans les vélodromes. Le Madison Square Garden fait salle comble, 20 000 spectateurs emplissent quotidiennement les gradins de cette salle mythique.

L'Américain Major Taylor.

Toute cette effervescence vaut au cyclisme sur piste de devenir le premier sport-business de l'histoire, bien avant la NBA, la boxe ou la Ligue des Champions. Les industriels de l'époque comprennent rapidement tout l'intérêt qu'il y a à exploiter un sport aussi populaire. Des deux côtés de l'Atlantique, Dunlop et Michelin, les darons du pneumatique, sponsorisent des courses comme la Paris-Clermont-Ferrand, ou des champions, comme l'Américain Major Taylor, l'un des premiers grands sportifs noirs de l'histoire. Les vélodromes deviennent peu à peu le repaire des parieurs et autres gamblers de tout poil qui délaissent les courses de chevaux et les combats de coq. Les organisateurs proposent de plus en plus de formules de courses différentes, jusqu'à créer une compet de tandem. Les primes des coureurs augmentent en conséquence, dans les années 1890/1900, les meilleurs coureurs comme le Français Edmond Jacquelin ou les Américains Major Taylor et Arthur Zimmerman pouvaient gagner 5000 dollars de cachet par course remportée. Mais à quel prix.

En 1896, l'américain Teddy Hale touche le jackpot en cartonnant au Madison Square Garden. 1910 miles dans la semaine, compteur explosé. Et coureur épuisé, comme le constatent les journalistes de l'époque, moitié fascinés, moitié flippés : « Il ressemblait à un fantôme. Son visage était comme le visage blanc d'un cadavre et il fixait droit devant lui, ses yeux terriblement fixes. Son esprit n'était plus sur la piste, il avait perdu tous signes de vie et de sang-froid ». Pour le New York Journal à l'époque, ces courses sont tout simplement « non rationnelles » tandis que le New York Herald se lâche en parlant d'une épreuve « inhumaine au nom du sport ». A la fin de sa carrière, Teddy Hale restera d'ailleurs bien amer : « J'ai gagné, mais j'ai consacré 10 ans de ma vie pour quelques milliers de dollars. » Il peut se consoler en se disant qu'un siècle plus tard, les pistards français vouent à toute sa génération un grand respect, le jeune champion du monde Thomas Boudat le premier : « C'est vrai qu'avec toutes ces histoires, on peut se dire qu'ils étaient fous. Mais il ne faut jamais oublier que l'héroïsme est proche de la folie ! »

Tout propos recueillis par BG, sauf les extraits de la presse de l'époque.