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Faut-il vraiment « tous retourner au bistrot » ?

On a interrogé des acteurs du milieu de la restauration, des journalistes, des critiques gastronomiques et aussi un spécialiste de la sécurité du pays pour tenter de répondre à la question que tout le monde se pose.

Alors que les Parisiens se réveillent de la pire des gueules de bois de leur histoire, le monde de la restauration a lui aussi été sérieusement touché. En réaction, un collectif de restaurateurs a donc appelé les Parisiens à retourner dans les cafés et les restaurants dès ce soir, mardi 17 novembre en lançant l'opération #tousaubistrot sur les réseaux sociaux, pour retrouver un semblant de vie normale. Relayé par le guide gastronomique Le Fooding, le message a été fortement rediffusé et les articles partageant l'information ont contribué à l'engouement.

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Une photo publiée par Le Fooding (@lefooding) le 15 Nov. 2015 à 14h10 PST

On a voulu savoir pourquoi les Parisiens devaient – ou ne devaient pas – retourner massivement dans les restaurants, dans les bars ou en terrasse. On a essayé de comprendre où se situait la frontière entre ce besoin de résilience, si cher aux Parisiens, et le risque de s'exposer à de nouvelles attaques. La peur n'évite de toute façon pas le danger, mais faut-il pour autant tenter le diable alors qu'il semble nous avoir dans le viseur ?

Pour tenter de répondre à ces questions, on a interrogé des personnes du milieu de la restauration, des journalistes, des critiques gastronomiques et aussi un spécialiste de la sécurité du pays. Voilà ce qu'il en est ressorti.

Grégory Marchand — Chef propriétaire des restaurants Frenchie et Frenchie to Go

Après les trois jours de deuil national et avec tout le respect que j'ai envers les victimes et leurs familles, la vie doit continuer. En tant que restaurateurs, on est des acteurs principaux de la vie sociale. Les gens ont besoin de se retrouver pour parler, pour échanger, pour rencontrer d'autres personnes. Le lendemain des attaques, on était ouvert pour le petit-déjeuner et une chose est sûre, c'est que dans cette ambiance de psychose, ça nous a tous fait du bien.

C'était une décision pas facile à prendre, car tous les Parisiens sont touchés directement ou indirectement, à commencer par nos équipes – il fallait pouvoir composer avec les sensibilités de chacun. Mais on se sentait obligé d'ouvrir boutique, d'abord parce qu'il faut continuer à vivre et puis ensuite, pour venir en aide aux gens et à notre clientèle de touristes étrangers qui se sentait complètement perdue – on n'a pas juste ouvert les portes, on a aussi ouvert les bras. On a fait le buvard tout le week-end.

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On a eu énormément de clients qui nous ont dit que cela les rendait heureux de venir au restaurant, que c'était quelque chose qui les aidait à surmonter leur peur, surtout le lendemain des attaques – beaucoup étaient agréablement surpris de nous voir ouvert.

Même si une forme de risque ou de danger est toujours présente, j'ai l'impression que dans ces moments-là, c'est comme le vélo : il faut savoir se relever tout de suite après une chute. En restant ouvert ce week-end, c'était aussi une manière de dire « Fuck you ! On vous emmerde, on est là, bande de connards ! ».

Pour le milieu de la restauration, c'est une période sombre au niveau émotionnel, mais aussi professionnel. On a eu énormément d'annulations. C'est compréhensible, compte tenu du contexte, mais j'ai envie de dire aux clients qu'il faut continuer à vivre. Malgré tout, ce dimanche rue Montorgueil par exemple, les terrasses étaient remplies. Petit à petit, on sent que la vie sociale va reprendre son cours et justement, on va essayer de reprendre la place centrale que l'on occupe dans le quotidien des gens. Notre métier, c'est d'abord de faire plaisir aux gens.

Sébastien Demorand – « Chroniqueur bistronomique en pré-retraite »

Faut-il s'arrêter de respirer ? La réponse est évidemment : non. Donc si l'on ne s'arrête pas de respirer, il ne faut pas s'arrêter de sortir. L'horreur est vivace, elle est encore présente dans un coin de notre tête. On dit que l'alcool permet d'oublier, c'est pourquoi pour en ce qui me concerne, je vais aller fêter le Beaujolais nouveau quelque part ce jeudi, comme chaque année. Après deux ou trois coups dans le nez, les infidèles et les apostats que nous sommes retrouveront un peu de joie de vivre. Il faut boire pour continuer de célébrer, pour se retrouver, pour être ensemble. Retourner boire des coups, c'est notre politesse du désespoir.

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Le concept de sociabilité est au cœur des métiers de bouche. Aujourd'hui, en tant que journaliste gastronomique, je ressens le besoin de faire vivre cette sociabilité. Pour les restaurateurs, on ne peut pas nier qu'il y aura une incidence sur leur travail au quotidien, même si dans l'immédiat, on n'est pas capable de mesurer vraiment la peur. À côté de l'horreur, il y a aussi une autre réalité : l'impact économique des attentats sur la fréquentation des restaurants. En Janvier dernier [après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher], la fréquentation des bars et des restaurants avait baissé de 10 % à 15 %. Alors, la peur est légitime, mais il faut chercher à aller au-delà, sinon on est mort, à tous les niveaux.

À Londres on va dans les pubs, chez nous on va dans les bistrots. Au lendemain des événements, il y a eu un phénomène de défoulement sur les réseaux sociaux – on a eu envie d'aller résister dans les bistrots de manière joyeuse et paillarde, il n'y a pas de plus beau symbole, cela fait partie de notre culture. Le restaurant est l'endroit même où s'exprime la liberté d'expression, où s'étale la diversité : on va au café pour se rencontrer, pour papoter, draguer, rigoler, parler politique, pour refaire le monde – des trucs de mécréants, quoi, mais c'est un modèle solide comme un roc. On a touché la légèreté des Parisiens au cœur, on s'en est pris à notre indolence, à notre insouciance. Car la table française est le reflet de notre société, c'est un microthéâtre – c'est un lieu d'échange culturel, économique, social et surtout, humain. Il faut continuer à y aller, pour rester vivant.

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Alexandre Cammas – Cofondateur du guide Le Fooding

Les Parisiens doivent massivement retourner dans les restaurants, dans les bars, en terrasse tout simplement parce que Paris doit rester Paris – c'est aussi con que ça. C'est sans doute un peu naïf, voire romantique, mais c'est pour ça que le monde entier aime cette ville.

C'est évidemment une façon de résister. Une façon aussi d'apprivoiser ce nouveau contexte… dont on hérite grâce à Messieurs Bush, Blair… pour ne citer qu'eux. Quand tu vois que Blair a reconnu une erreur avec la guerre en Irak… Combien de morts ? Combien de mecs en prison pour avoir fait moins grave ?

Julien PHAM – rédacteur en chef de FRICOTE, le magazine « épicurien urbain »

Chez FRICOTE, on a suivi cette initiative des restaurateurs, c'est une démarche assez positive pour inciter chacun à reprendre son quotidien. Dans tous les cercles d'amis, on sent bien qu'aujourd'hui, clairement, il y a deux clans : ceux qui pensent qu'il faut au plus vite reprendre sa vie d'avant et ceux qui sont encore trop traumatisés pour revenir à la normale. En tant que média qui parle de bouffe, il faut sans doute montrer l'exemple – mais on ne peut inciter personne à sortir dans les bars ou dans les restaurants, il ne faut pas lire ça comme une consigne. Chacun suit son rythme.

Personnellement dimanche, j'étais dans cette optique : montrer qu'on n'a pas peur, que la vie continue, qu'il faut résister à la terreur. Mais j'étais au cinéma, il y a eu une fausse alerte et à ce moment-là j'ai eu la peur de ma vie. Avec cinq autres personnes on est restés cachés dans les toilettes pendant vingt minutes. J'ai vraiment jamais eu aussi peur. Donc ce soir, je vais quand même sortir pour l'apéro, mais je rentrerai chez moi pour regarder le foot.

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On ne peut pas nier qu'il y aura des répercussions économiques sur les restaurateurs. Malgré tout, je ne crois pas que l'opération #TousAuBistrot soit une « ignoble opération marketing », comme quelqu'un a pu commenter sous la photo de l'événement que nous avons relayé sur notre Instagram. Certes, pour certains, cela devient par état de fait un moyen comme un autre de sauver le navire, mais ce n'est pas du tout dans l'idée de se faire du fric. Disons plutôt, de ne pas en perdre de façon trop dramatique.

Antonin Iommi-Amunategui – Blogueur pinard et organisateur d'évènements autour du vin

Doit-on retourner massivement dans les bistrots ? Non. Je dirai qu'il faut y retourner de manière « normale ». C'est-à-dire, finalement, assez massivement. Parce que l'on est en France quand même – on ne va pas s'arrêter de sortir boire des coups. Personne n'a arrêté d'ailleurs ; ça a peut-être juste un peu plus picolé à la maison qu'à l'extérieur le samedi. Mais dès le dimanche, les bars étaient à nouveau pleins. Il y avait comme un besoin d'être dehors, d'être ensemble, et ces sentiments-là, ça finit forcément au bistrot.

Je ne pense pas que retourner au restaurant ou au bar soit un acte de résistance, il ne faut pas déconner. Mais c'est nécessaire, quitte à chialer ou à rager autant que ce soit tous ensemble, dans un bistrot, autour d'une ou deux bouteilles. C'est quoi l'alternative ? D'attendre que le contexte international s'améliore pour retourner en terrasse ? La bonne blague… Et comment on refait le monde si on ne va plus dans les bistrots ?

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Mathieu Zagrodzki – Chercheur associé au laboratoire CESDIP et consultant en sécurité publique

C'est légitime de vouloir reprendre une vie normale après un tel traumatisme. On a la chance en France de pouvoir profiter de ces plaisirs quotidiens : aller boire un verre avec des amis, se divertir, écouter de la musique… Je comprends que ce soit nécessaire, ne serait-ce que pour se détendre après le boulot. En plus en ce moment il y a une revendication derrière cette habitude : il ne faut pas avoir peur, on défend donc un mode de vie, certaines valeurs – qui sont précisément celles qu'interdit l'Etat Islamique. Mais j'aurais personnellement tendance à prôner le principe de précaution. Il ne faut pas tenter le diable. D'un autre côté… je suis quand même sorti prendre un verre dimanche. Je ne veux pas jeter la pierre sur ceux qui ont lancé ces opérations (#TousAuBistrot, #jesuisenterrasse) : le milieu de la restauration risque d'être très pénalisé par ce climat d'angoisses, comme après Charlie. C'est donc dans leur intérêt d'essayer d'inverser la tendance. Et puis, supprimer les terrasses comme certains le font, sur les Champs Elysées par exemple, est-ce que c'est vraiment efficace ? Quelqu'un qui voudrait tuer peut très bien rentrer à l'intérieur et faire ce qu'il a à faire.

Il existe clairement un risque. À l'heure actuelle, l'une des personnes recherchées est toujours en cavale. Et si le gouvernement diffuse des consignes de prudence à la population, c'est pour une bonne raison : ils ont sans doute des éléments justifiant de telles précautions. Rappelons-nous les événements de janvier : il n'y a pas seulement eu la fusillade à Charlie Hebdo, c'est allé jusqu'à la prise d'otages dans l'imprimerie. Ça s'est passé sur plusieurs jours. Les attentats du 13 novembre sont différents des précédents en France : on a tiré sur la voie publique, avec l'intention de tuer en masse, sans discrimination, et on a réussi. En janvier, les cibles étaient spécifiques : des journalistes, certaines communautés religieuses, des membres de l'ordre public. Si l'on prend les attentats qui ont eu lieu dans le RER B à Saint Michel en 1995 et rue de Rennes en 1986, ils visaient bien des lieux publics, mais il s'agissait d'attentats à l'explosif et non au fusil d'assaut qui ont fait nettement moins de victimes. Du coup, parce qu'il n'y a aucun précédent en France, c'est difficile d'établir une politique cohérente pour éviter efficacement les risques.

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Emma Sanz – Responsable de la communication du Mary Celeste, de Glass, de Hero et de la Candelaria

L'un de nos restaurants, le Mary Celeste, se trouve à quelques rues du Bataclan. Le soir des attentats, on est resté ouvert et on a mis à disposition le lieu pour les bénévoles de la Croix-Rouge et on leur a servi des boissons chaudes toute la soirée.

Dès le lendemain, on s'est réunis et on a fait le point. Certains employés ne se sont pas sentis de travailler et c'est normal, d'autres ont ressenti le besoin de continuer à bosser. On veut continuer à pouvoir accueillir les clients et tous ceux qui ne veulent pas rester seuls chez eux. Rester ouvert, dès le lendemain, c'était aussi une manière d'apporter notre soutien aux professionnels de la restauration, aux chefs et aux serveurs qui ont été blessés ou touchés par les attentats.

C'est dur à admettre, mais même si on risque quelque chose tous les jours, on ne va pas s'arrêter de travailler. La psychose était palpable dans les rues ce week-end (il y a eu des mouvements de foules du côté de la rue Bichat et sur la place de la République, N.D.L.R.) et on veut pouvoir proposer un espace refuge dans lequel les gens se sentent en sécurité.

Économiquement parlant, on sait que les prochains jours et les semaines à venir seront assez durs. Et en même temps, c'est trop tôt pour dire s'il y aura des répercussions sur la fréquentation. Nos amis de chez Ten Belles ont enregistré des records d'affluence dès samedi, preuve que ça fait du bien aux gens d'aller au café. De notre côté, à vrai dire, ce n'est pas notre préoccupation principale à l'heure actuelle : les propriétaires du groupe n'ont pas abordé le sujet avec les employés. Malgré tout, en ce début de semaine, on sent que ça va un peu mieux. On retrouve de vrais rapports humains avec les clients, on partage quelques sourires. Nos confrères qui travaillent dans la même rue passent nous faire un coucou, ils viennent prendre de nos nouvelles. C'est une période étrange, à la fois très dure et très belle.

Propos recueillis par Léo Bourdin et Lucie Cheyer.