Maurizio Cattelan n’est pas prêt d’arrêter de troller le monde de l’art
Images tirées de Maurizio Cattelan : Be Right Back et publiées avec l'aimable autorisation de Maura Alexrod Productions.

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Culture

Maurizio Cattelan n’est pas prêt d’arrêter de troller le monde de l’art

La réalisatrice du documentaire « Be Right Back » nous raconte ce que c’est de filmer cet artiste controversé et insaisissable.

Cet article est paru à l'origine sur VICE US.

Maurizio Cattelan réussit le tour de force de provoquer chez ses spectateurs, tout à la fois crainte et colère, rire et malaise. L'énigmatique artiste italien ne fait pas que prendre des photos grotesques de godemichés, de couilles coincées dans des fermetures éclair ou de squelettes entourés de viande crue avec son acolyte Pierpaolo Ferrari pour leur magazine Toilet Paper. Entre la fin des années 80 et aujourd'hui, Cattelan est surtout devenu l'un des plus excitants artistes contemporains, grâce à une œuvre puissante qui touche à tous les sujets — du suicide à la peur de l'échec, en passant par l'hypocrisie de la religion et la culture décadente des États-Unis.

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Si ses sculptures hyperréalistes d'un Pinocchio qui se noie dans un bassin ou d'un jeune Hitler en position de prière avoisinent plusieurs millions de dollars et font couler beaucoup d'encre, on ne sait finalement que très peu de chose sur l'homme lui-même. Et, de fait, il prend justement un malin plaisir à jouer avec le concept même d'authenticité et d'identité. La plupart du temps, il refuse les interviews ou envoie un imposteur se faire passer pour lui. Le meilleur moyen d'en savoir un peu plus sur l'homme qui se cache derrière cet art espiègle est sans aucun doute le documentaire de Maura Axelrod, Maurizio Cattelan : Be Right Back. Bien qu'il épouse la réalité déformée que Cattelan aime à projeter, le film démontre également pourquoi sa vision artistique est vitale aujourd'hui et pourrait l'être dans les années à venir.

Axelrod — qui a, entre autres, produit et réalisé des contenus d'informations pour le New York Times et ABC — a commencé à suivre Cattelan à la fin des années 90, plus précisément au moment où il a exposé son œuvre la plus connue et la plus controversée : une sculpture grandeur nature du pape Jean-Paul II se faisant écraser par une météorite. Se concentrant sur sa rétrospective scandaleuse au Guggenheim de New York fin 2011 — il avait suspendu toutes ses œuvres en désordre au milieu de la rotonde du musée —, le documentaire s'attache à ce que Cattelan pointe du monde de l'art et nous le fait apprécier sous différents angles.

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Dans le film d'Axelrod, le travail de Cattelan est analysé par les meilleurs critiques d'art, objectifié par ses riches acheteurs et personnalisé par des femmes qui ont partagé sa vie. Là où Axelrod rend les choses intéressantes, c'est qu'elle donne l'impression de véritablement faire la connaissance de Cattelan — juste avant de nous couper l'herbe sous le pied. Le résultat est un film qui prend un gros risque. Et comme une grande partie du travail de Cattelan, ce risque est d'être vu comme une simple farce. Pour moi, c'est pourtant bien plus que ça. Le documentaire pose au contraire les questions de vérité et de réalité, essentielles pour vraiment comprendre l'œuvre de Cattelan.

Afin de savoir ce que ça fait de documenter l'intimité d'un homme célèbre pour ses détournements, j'ai passé un coup de fil à Axelrod. Je voulais savoir ce qui l'a poussée à s'intéresser au travail de Cattelan et à réaliser un film non conventionnel sur l'art. Voici ce qu'elle avait à dire.

Cette interview a été éditée par souci de concision et de clarté.

La Nona Ora, 1999

VICE : Comment ce projet est-il né ?
Maura Axelrod : J'ai rencontré Maurizio quand on était gosses. Il dit souvent que c'était avant même qu'il puisse se laisser pousser la barbe. Je l'ai rencontré à l'inauguration d'une galerie. Il a essayé de me traîner à une autre fête, mais je ne pouvais pas y aller. Plus tard, j'ai bossé sur un article à son sujet, au moment où il installait sa sculpture du pape chez Christie's. Nous avons commencé à traîner ensemble et nous sommes devenus amis. Les années ont passé, mais j'ai toujours voulu faire un projet sur lui. Finalement, quand j'ai entendu parler de sa rétrospective au Guggenheim, j'ai su que je devais capturer ça, que c'était le point de départ parfait.

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En quoi est-ce que ça a été le catalyseur ?
L'ingénierie de cette rétrospective était terriblement compliquée. L'ensemble a coûté plusieurs millions de dollars et a pris des années, c'était très engagé et complètement dingue. J'ai pensé que c'était digne d'une longue histoire.

Que diriez-vous de l'esprit de Maurizio ? Son travail peut être incroyablement amusant puis extrêmement triste et sombre.
Vous savez, il a des hauts et des bas comme tout le monde. Mais il ne cache jamais ses émotions. Pendant le tournage, j'ai demandé à Marian Goodman, qui l'a exposé dans sa galerie quand il n'était pas encore connu, s'il était plus heureux depuis qu'il était devenu aussi populaire. Elle a répondu : « Non ! »

Quelle est votre relation avec lui aujourd'hui ? Vous étiez amis et vous avez commencé à travailler sur ce documentaire. Quel impact cela a-t-il eu sur vos rapports ?
Ça a été difficile. Nous avons traversé une longue période où je demandais à avoir accès à plein de choses. Je ne pense pas qu'il ait apprécié. Ça n'a pas fait beaucoup de bien à notre amitié. Il était irrité par l'ensemble du processus. Mais le film a fini par sortir. Il a été diffusé et les gens l'ont regardé. Maintenant, nous pouvons de nouveau être amis.

Maurizio Cattelan et Maura Axelrod. Photo : Balarama Heller.

Ça a dû être stressant de réaliser un documentaire sur quelqu'un que vous connaissiez personnellement et que vous respectiez.
Oui. Je ne voulais pas trahir sa confiance. Mais je voulais aussi raconter une histoire vraie. Ce n'était pas une marche facile à suivre. Il n'a pas vu le film et je ne pense pas qu'il le fera. Je pense qu'il ne le verra jamais.

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Une grande partie de son travail traite de la peur de l'échec. Avez-vous ressenti cette peur en réalisant ce documentaire ?
Je pense que c'est en partie la raison pour laquelle son travail m'interpelle, parce que je peux m'identifier à ces sentiments. En toute honnêteté, je ne suis jamais satisfaite de mon travail. Lorsque j'ai commencé ce documentaire, j'ai assumé la responsabilité de représenter quelqu'un qui avait déjà bâti une carrière incroyable, et j'étais terrifiée à l'idée de tout foutre en l'air. Il a fait quelque chose, et il m'a donné la possibilité de le représenter, et j'ai pris ça très au sérieux. J'avais peur de ne pas atteindre le niveau de ce qu'il faisait.

Où pensez-vous qu'il en soit dans sa carrière aujourd'hui ? Il a pris sa retraite à la fin de la rétrospective. Mais il est ensuite revenu en 2016 avec ces toilettes en or de 18 carats qu'il a installées au Guggenheim, intitulées America. Comment voyez-vous son avenir ?
Eh bien, il a toujours travaillé. Il a toujours fait des trucs pour Toilet Paper. Il ne s'arrête jamais de travailler. Je pense qu'il va continuer à faire de l'art. Comme [le conservateur] Tom Eccles le dit dans le film, je ne pense pas qu'il sait comment s'arrêter.

America, 2016

Où placeriez-vous son travail par rapport à ses pairs, et comment pensez-vous qu'il sera perçu à l'avenir ?
Je ne sais pas. C'est une question que j'ai essayé d'aborder dans le film. Je pense que beaucoup de gens ne prennent pas son travail au sérieux. J'ai abordé toute une gamme de personnes dans le film. Des personnes qui n'ont jamais entendu parler d'art contemporain et qui ne s'intéressent pas du tout à ce sujet, mais aussi parmi les plus importants experts en art. J'ai eu l'impression de devoir m'adresser à toutes ces personnes mais je ne sais pas à quoi ressemblera l'avenir. Je ne sais pas et je pense que personne ne le sait.

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De toute évidence, vous pensez que son travail est important.
Oui. Je veux dire, j'ai fait ce gros film et j'ai passé toutes ces années avec lui. Mais je ne prétends pas savoir quoique ce soit de l'art. J'ai abordé cela comme une personne relativement peu éduquée au sujet de l'art. On verra bien.

En tout cas, il est clair que son travail est vraiment très apprécié aujourd'hui sur le marché de l'art. Dans le film, on peut voir que certaines de ses œuvres atteignent plusieurs millions dans les enchères.
Oui, c'est ce que je voulais vraiment montrer aux gens. Si vous parlez de ça à mon oncle Jerry, il va vous dire : « Quoi ? Ce truc coûte 10 millions de dollars ? Tu te fous de moi ! » Pour certains, ça n'a aucun sens. Je voulais montrer qu'il y a un tas de raisons différentes pour lesquelles les gens paient autant pour des œuvres comme celles de Maurizio. D'une part, ils les utilisent comme des richesses, afin de pouvoir augmenter leur valeur. C'est aussi un moyen de blanchir de l'argent. Le marché de l'art est assez étrange et je pense qu'il est aussi très sombre. Les prix sont fixes et les enchères sont truquées. Ce n'est pas un système juste.

C'est étrange de voir, dans le film, des personnes qui possèdent certaines de ses œuvres les plus extrêmes dans leur maison.
Oui. Ce qui est encore plus étrange, c'est que beaucoup des gens qui les achètent ne les mettent pas dans leur maison. Ils les stockent dans un entrepôt jusqu'à ce qu'ils soient prêts à les revendre. L'œuvre ne devient alors qu'une petite marchandise étrange.

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Vue de la rétrospective « All » au Guggenheim, à New York, fin 2011.

Que ressent-il par rapport à ça — au fait que son art serve à enrichir les riches ?
Les galeristes n'aiment pas ça. Les gens au cœur pur n'aiment pas ça. Mais je ne sais pas comment il se sent à ce sujet. On ne peut pas dire que c'est mal, c'est comme ça, tout simplement. On doit faire avec. J'imagine que c'est ce qu'il pense, parce qu'il sait ce qui se passe. Une fois que vous avez atteint un certain point, vous devez accepter les choses telles qu'elles sont.

Pensez-vous que son travail avec Toilet Paper découle d'une envie d'être plus égalitaire et de sortir du marché de l'art ? Tout le monde peut obtenir ce magazine ou en voir des extraits dans des publications comme VICE.
Je pense qu'il cherche à atteindre un public large. Et moi aussi. Je pense que, dans ce monde, nous devrions tous chercher à faire ça. Nous avons la possibilité d'atteindre tellement de personnes.

De toute évidence, il est connu pour jouer avec les concepts d'identité et de vérité. Comment et pourquoi avez-vous retranscrit cela dans votre film ?
Vous savez, le travail de Maurizio est toujours très prévisible. Par exemple, ses toilettes ont été installées avant que Trump ne soit élu. À l'époque, certains pensaient que c'était un peu brutal d'intituler l'œuvre America. Mais aujourd'hui, c'est le reflet parfait de l'époque dans laquelle nous vivons. Le travail de Maurizio a longuement questionné l'authenticité et la paternité. Je pense que cette idée est super pertinente aujourd'hui car elle reflète ce dont tout le monde parle : « Comment reconnaitre les fausses informations ? » J'ai donc vraiment aimé cette idée de faire un film où l'on n'est pas sûr de ce qui est vrai. Jouer avec l'identité dans le film a eu du sens, parce que son identité était un problème à résoudre dès le début. Les risques que nous avons pris avec ce film pourraient être considérés comme simplement drôles ou amusants. Mais à l'image du travail de Maurizio, on peut creuser et essayer de comprendre ce que tout cela signifie. On peut l'examiner de différentes façons. C'est la façon dont on l'aborde qui le rend précieux.

Tout savoir sur Maurizio Cattelan : Be Right Back en cliquant ici. Retrouvez le travail de Maura Axelrod en cliquant .

Wilbert L. Cooper est sur Twitter.