On ne vit que deux fois

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On ne vit que deux fois

Dans le désert de l’Arizona, une entreprise propose à ses clients de 
les plonger dans de l’azote liquide pour les ressusciter d’ici un siècle.

Cet article est extrait du « Numéro Embuscade »

De l'extérieur, les bureaux de la plus grande entreprise américaine de cryogénie ressemblent plus à ceux de The Office qu'à un immeuble dystopique décrit par Philip K. Dick dans l'un de ses nombreux bouquins. Perdue au milieu d'une immense zone commerciale située à Scottsdale dans l'Arizona, l'Alcor Life Extension Foundation est dissimulée par une enfilade de malls gigantesques et d'armureries anonymes. Au loin, des cactus s'étendent à perte de vue derrière une autoroute qui recueille chaque soir le soleil couchant. Pourtant, c'est bien dans ce bâtiment impersonnel, à peine rehaussé d'une peinture grise assez fade, que reposent des êtres humains et des animaux cryogénisés.

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Le fait de ramener quelqu'un à la vie après l'avoir plongé dans une cuve remplie d'azote m'a toujours laissée sceptique. Les neuf employés d'Alcor, aussi souriants les uns que les autres, disposent de quelques heures pour me persuader que la cryogénie n'est pas une pseudoscience bâtie sur des théories hasardeuses et de multiples paris plus qu'optimistes. Sur les murs, les photos de tous les cobayes rappellent aux visiteurs que le lieu accueille d'ores et déjà des corps « vitrifiés » – on ne dit surtout pas « congelés » dans la terminologie officielle. Alcor stocke actuellement 149 corps et têtes dans son enceinte, résidus d'individus en attente d'une Pâques athée et technoïde. Parmi eux, on trouve un auteur de science-fiction chinois, une petite fille originaire de Thaïlande, ainsi que l'icône du baseball Ted Williams. (Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Walt Disney ne fait pas partie de ces courageux cobayes.) La fondation, elle, désire encore agrandir ses locaux. En effet, plus de 1 000 « cryonautes » ont déjà signé un contrat leur permettant, lors de leur décès, de plonger dans le grand bain glacé. Un quart d'entre eux travaille dans le domaine de la technologie. Selon les données collectées par Alcor, la plupart de ces 1 000 cryonautes sont âgés d'une quarantaine d'années.

Au-delà de ce succès réel et de la juxtaposition de chambres « mortuaires » clinquantes, une telle entreprise peut-elle être autre chose qu'une simple curiosité passagère, qui ne résistera pas à l'épreuve du temps – et de la science ?

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Fred Chamberlain, le cofondateur d'Alcor, est lui aussi entreposé dans une cuve. L'équipe scientifique est persuadée que ce scanner cérébral prouve que sa mémoire est intacte.

Les critiques à l'encontre de la cryogénie sont nombreuses. Cette pratique est encore illégale dans de nombreux pays, notamment en France. Des voix s'élèvent régulièrement pour dénoncer les activités d'Alcor, tant cette entreprise donne de l'espoir à des individus pas forcément au courant des dernières avancées scientifiques et parfois touchés par des deuils familiaux qui leur font perdre toute rationalité. Dans les faits, le business plan d'Alcor ne diffère pas vraiment d'une pyramide de Ponzi : les dollars des nouveaux membres permettent aux anciens cryonautes de rester au frais dans leur cuve.

Dans les colonnes du MIT Technology Review, le neuroscientifique Michael Hendricks dénonçait récemment la propagation de cette « pseudoscience », ajoutant que « ceux qui s'enrichissent sur le dos de l'espoir d'autrui ne méritent que notre mépris et notre colère ». En 2006, le mouvement pro-cryogénie subissait d'ailleurs un coup d'arrêt après que le fils de deux personnes vitrifiées a découvert que ses parents avaient « fondu » à cause d'une cuve défaillante.

Pourtant, malgré des trous d'air liés à des accidents que les spécialistes font remonter au moins jusqu'aux années 1960, la cryogénie est une véritable « libération » selon les dires de Linda Chamberlain, qui a cofondé Alcor en 1972. Linda me confirme au passage que son mari Fred – cofondateur d'Alcor et mort d'un cancer en 2012 – repose bien dans une cuve. « Vous savez, il devient de plus en plus probable que tout le monde aura droit à une seconde chance un jour, dans le futur », m'affirme-t-elle sans ciller.

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Linda a rencontré son futur époux lors de l'une des premières conventions rassemblant les partisans de la cryogénie dans les années 1960. Dès lors, et durant leurs 46 ans de mariage, ils n'ont eu de cesse de récupérer les cadavres d'individus récemment décédés pour les plonger dans une cuve d'azote.

La voix de Linda Chamberlain ne tremble pas lorsqu'elle évoque en ma compagnie l'histoire de la cryogénie, bien installée derrière son imposant bureau. Cette femme active travaille toujours chez Alcor, bien qu'elle en ait lâché les rênes il y a quelques années. « Avec Fred, nous nous sommes promis de rester ensemble, quoi qu'il arrive, me précise-t-elle. Je n'ai pas du tout l'intention de me remarier. Je ferai tout pour le ramener. »

Sur le mur trône une citation de Benjamin Franklin, le célèbre homme politique et inventeur américain. Dans une lettre datée de 1773, celui-ci évoquait le principe de l'embaumement qui, selon lui, pourrait peut-être permettre à des gens de revenir à la vie, dans un futur incertain. Pour de nombreux cryonautes, cette date marque le début du mouvement pro-cryogénie. Après deux siècles d'atermoiements, le mouvement a connu un second souffle lors de la publication en 1964 de L'Homme est-il immortel ?, bouquin culte de Robert Ettinger. Malgré cet intitulé très attirant, Alcor ne promet pas l'immortalité à ses clients. C'est ce que tient à rappeler Max More, aujourd'hui à la tête de l'entreprise.

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Non, plutôt que d'insister sur la possibilité de ne jamais mourir, More avance la nécessité de croire en nos descendants – nos « amis du futur », comme les appelait Robert Ettinger. Ces deux grands optimistes ont toujours été persuadés que nos rejetons seront bien plus intelligents que notre génération, et ainsi de suite, jusqu'à aboutir à l'avènement d'une technologie susceptible de ramener les cryonautes à la vie. Max More rappelle que ces mêmes cryonautes n'ont rien de membres d'une quelconque secte. Il s'agit simplement, selon lui, d'individus qui questionnent les limites de l'humanité, et notre inéluctable mortalité.

*** « Personne ne l'accepte », avance ce Britannique de naissance en évoquant la mort. « Flotter dans une cuve d'azote liquide n'a rien de tentant, mais c'est toujours mieux que d'être dévoré par les bactéries. Ou incinéré dans un four. » Pour lui, la cryogénie « est un pari, incertain dans son essence. On ne garantit rien à nos clients. Nous affirmons simplement qu'un retour à la vie est probable, vu que le principe ça ne viole en rien les règles élémentaires de la physique. Il s'agit simplement d'une question de progrès technologique. »

Dans la pratique, l'Alcor Life Extension Foundation n'a rien d'une œuvre de charité. Préserver votre corps vous coûtera 200 000 dollars – tandis qu'il vous faudra débourser 80 000 dollars pour vitrifier votre tête. Pourtant, selon Max More, accéder aux services d'Alcor n'est pas réservé aux plus fortunés. « Si vous décidez de payer tous les mois une sorte d'assurance vie, il vous en coûtera autant que d'aller chez Starbucks tous les jours », ajoute-t-il.

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Max More, le directeur actuel de l'entreprise, pense que le processus de retour à la vie des cryonautes sera possible d'ici « 50, 100 ou 150 ans ».

À la suite de notre entretien, nous accédons à une salle qui ressemble à s'y méprendre à un bloc opératoire. Là, des responsables d'Alcor consultent une « liste de surveillance » sur laquelle figurent les noms de clients très gravement malades, certains souffrant d'un cancer en phase terminale – cela afin de réduire au maximum le temps écoulé après la mort, et les séquelles potentielles. L'équipe chargée de récupérer les corps est composée de chirurgiens, d'employés d'Alcor et de volontaires. Tous vivent à Scottsdale et peuvent être amenés à voyager dans l'urgence pour rapatrier les cadavres.

Une fois arrivé à Scottsdale, transporté dans les locaux d'Alcor puis installé sur un brancard dans le « bloc opératoire », un cadavre reçoit 16 ou 17 injections différentes – contenant notamment des anticoagulants et des antiacides. Des caméras enregistrent l'intégralité de la scène afin de rassurer les familles et de fournir aux spécialistes des éléments pouvant s'avérer utiles par la suite.

Je demande alors à Max s'il est possible que la cryogénie se normalise dans un futur proche. Pour répondre, il évoque l'évolution des technologies liées à la fécondation in vitro et au don d'organes.

« Je me plais à nous voir comme des Léonard de Vinci à l'époque où celui-ci dessinait des engins volants, me dit Max. Les gens devaient se dire que ce type était fou, sauf qu'il avait raison. Il était juste incapable de construire ces engins car il ne possédait pas la technologie nécessaire. »

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C'est à ce moment-là que je pose une question qui m'obsède depuis un moment déjà : lorsque l'on réveille une personne cryogénisée, est-elle toujours la même ? Imaginons que je choisisse un jour d'être vitrifiée par Alcor. Me souviendrai-je de mon code de carte bancaire ou de l'existence de mes enfants ?

Max More tient à me rassurer et me montre un scanner de Fred Chamberlain qui met en lumière certaines zones bien précises de son cerveau. « Sa mémoire est ici, intacte », affirme-t-il.

Selon lui, le retour à la vie d'un cryonaute sera possible d'ici « 50 à 150 ans ». Après cette supposition quelque peu aventureuse, Max me conduit dans une autre pièce. Là, d'immenses cylindres courent du sol au plafond et sont juxtaposés derrière une vitre en verre blindé. Un froid sec me saisit. Des dizaines de cuves trônent paisiblement devant moi.

Ces cuves ressemblent à « d'immenses Thermos », pour reprendre les termes de Max. Si un générateur de secours a été installé dans la pièce « au cas où », le directeur d'Alcor m'assure qu'un approvisionnement continu en électricité n'est pas nécessaire pour la conservation à court terme des corps.

Dans les bureaux de l'Alcor Life Extension Foundation, des « cryonautes » sont stockés dans des cuves remplies d'azote liquide.

Tandis que je poursuis mon périple dans le dédale d'Alcor, l'optimisme qui se dégage du concept même de cryogénie me frappe. Ceux qui ont un jour défendu la cryogénisation des êtres humains partagent une confiance aveugle en l'avenir. En effet, qui peut dire avec certitude que le monde de 2150 mérite que l'on s'y réveille ?

« Je ne dirais pas que tous nos membres sont optimistes de nature, tempère Max. Leur point commun, c'est qu'ils croient au progrès technologique. Si vous n'y croyez pas, comment pourriez-vous revenir à la vie ? Après, je vous l'accorde : en moyenne, les cryonautes sont plus optimistes que les êtres humains des sociétés contemporaines. Ces derniers disent à n'en plus finir que c'était mieux avant, que la situation se dégrade à vue d'œil. C'est con. Prenez du recul et regardez à quoi ressemblait le monde il y a 100, 200, 500, 1 000, 10 000 ans. Regardez à quoi ressemblait la vie des individus sur notre planète. Voulez-vous vraiment revenir en arrière, à une époque où votre mari avait le droit de vie et de mort sur vous ? Voulez-vous défendre une société où l'esclavagisme était la pensée dominante ? Où les antidouleurs n'existaient pas ? Où la propriété privée n'était qu'un concept fumeux ? Où 75 % des enfants mourraient à leur naissance ? Je ne crois pas. »

Après cette longue tirade sur le Progrès et le sens de l'Histoire, Max More me quitte, non sans m'avoir filé plusieurs exemplaires du magazine interne d'Alcor, Cryonics. Alors que je les parcours sur le chemin du retour, je me demande si, finalement, les cryonautes n'ont pas un peu raison. Aujourd'hui, quel penseur de long terme est encore audible dans le champ médiatique ? Ne faudrait-il pas, comme Max, porter notre regard sur ce qui se passera d'ici un siècle ? Et ce, que l'on choisisse de finir notre première existence dans un frigo, ou non.

Photos : Mark Peterman