Culture

Le mystère Giuliano Ruffini, soupçonné d’être le plus grand faussaire de l’histoire de l’art

Ce collectionneur d’art franco-italien a vendu pendant des dizaines années des toiles de grands maîtres, pour des millions d’euros. Problème, il se pourrait bien que beaucoup soient des faux.
Pierre Longeray
Paris, FR
faussaire art vol
David contemplant la tête de Goliath, attribué à Orazio Gentileschi fait partie des tableaux mis sous séquestre par la justice française. Heritage Image Partnership Ltd / Alamy Banque D’Images

Pendant longtemps, l’évocation du nom « Ruffini » avait tendance à agacer dans les salles de vente d’oeuvres d’art. Ses concurrents acheteurs et revendeurs se demandaient comment ce collectionneur franco-italien, Giuliano de son prénom, pouvait donc tomber à intervalles réguliers sur des toiles de grands maîtres. Surtout que ces découvertes semblaient être le plus souvent le fruit du hasard ou du coup de bol monumental. Puis au fil des années, le patronyme de Giuliano a commencé à poser beaucoup de problèmes. Si un tableau était passé entre ses mains, il valait mieux être prudent. Pour brouiller les pistes, Giuliano a dû recourir à des intermédiaires. Et la rumeur s’est mise à courir dans ce monde feutré de l’art : plusieurs tableaux seraient des faux. Des toiles attribuées à le Cranach, Pieter Brueghel, le Greco ou encore Orazio Gentileschi, sont concernées. Autant de noms qui font frissonner tout amateur de tableaux anciens… Les soupçons se sont aussi portés sur un peintre connu comme copiste, Lino Frongia. 

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Vincent Noce (un pseudonyme) était critique d’art et journaliste d’investigation à Libé pendant près de 20 ans et suivait pour le quotidien français ces histoires de vols, de trafics, de faux en art. Jusqu’à ce qu’un complice de Ruffini, avec qui il s’était brouillé, le contacte au début de la décennie 2010 pour relayer de sérieux doutes sur les tableaux écoulés par Ruffini. Puis un second complice, tout aussi fâché, vient à nouveau voir Noce. Même son de cloche. Enfin, un corbeau contacte la justice française courant 2014 pour dévoiler l’activité présumée de faussaire de Ruffini. Une enquête est lancée, des tableaux sont saisis, et pendant ce temps Ruffini refuse de répondre aux questions de la police française, terré dans sa villa d’Emilie-Romagne, de l’autre côté des Alpes. 

Après cinq ans d’enquête sur ce qu’il appelle « l’affaire Ruffini », Vincent Noce sort un ouvrage dense et très renseigné sur ce sombre chapitre de l’histoire de l’art, dans laquelle certains ont empoché des millions d’euros et d’autres auraient été trompés. 

VICE : Qu’est-ce que l’affaire Ruffini a de singulier dans les nombreuses affaires de faussaires qui ont émaillé l’histoire de l’art ?
Vincent Noce :
La particularité de cette histoire, c’est son envergure. Ce scandale revêt des dimensions planétaires, comme l’histoire de la peinture n’en a jamais connu. Il est en fait aux dimensions d’un marché de l’art mondialisé. Ruffini a vendu des dizaines peut-être même des centaines de tableaux pendant trente ou quarante ans. Et beaucoup sont toujours en circulation. De grandes maisons comme Sotheby’s et des galeries reconnues en ont revendues. Comme il passait de plus en plus par des intermédiaires, elles ne savaient pas que les œuvres pouvaient provenir de lui.

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Ce qui m’a sans doute le plus sidéré, c’est de découvrir que des musées d’envergure internationale, comme le Louvre, le Metropolitan ou la National Gallery, ont aussi été impliqués. Ils ont très peu étudié les œuvres et ils leur ont ainsi offert une telle légitimité. Ils se sont contentés d’un examen visuel, avec toutes les limites de l’exercice. Quand ils ont appris que ces œuvres posaient de sérieux problèmes, ils n’ont pas proposé de les analyser. Ils ont fait comme si rien ne s’était passé – je trouve que c’est un sérieux problème pour l’histoire de l’art. 

Est-il plus facile de faire des faux de tableaux anciens ou modernes ?
Il est bien plus difficile de réaliser des faux tableaux anciens. Pour les tableaux modernes, vous avez tous les matériaux à votre disposition. En revanche, si un faussaire veut imiter les maîtres anciens, il lui faut des panneaux de bois de l’époque, des pigments anciens, des vieux vernis, qui résistent à l’analyse de laboratoire. Il est possible de trouver des pigments minéraux dans des boutiques spécialisées qui sont semblables à ceux du passé. Sinon, il faut les fabriquer. Par exemple le blanc de plomb, qui est toxique et qui était d’usage courant, n’est plus commercialisé. Pour les vernis, il est possible de les dissoudre à partir d’anciens tableaux. Reproduire ces matériaux et techniques est complexe.

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Ensuite le peintre doit imiter des grands maîtres qui avaient pour certains une maîtrise du dessin ou de la couleur extraordinaire – rien à voir avec l’art contemporain. Un expert reconnu, Éric Turquin, qui raconte dans le livre comment il a pu être trompé, avait coutume de dire que la peinture ancienne n’était pas atteinte par la falsification, car elle se heurterait à des défis techniques pratiquement insolubles. Il a bien changé d’avis depuis… Mais, regardez, on a aussi dit qu’il était beaucoup trop complexe de faire des faux meubles des demeures princières et royales de l’Ancien Régime, et le marché a bien été secoué par une série de scandales retentissants.

Est-il possible de dire avec certitude qu’un tableau est un faux ?
Bien sûr. Il peut y avoir des preuves irréfutables apportées par les analyses. Par exemple, si une oeuvre est censée être de la Renaissance mais qu’elle est peinte sur un panneau du XIXe siècle, il n’y a pas de place au doute. Encore faut-il le prouver. Le cas s’est trouvé pour une Vénus donnée à Cranach appartenant au prince de Liechtenstein. Ensuite, tout peut se compliquer parce que d’autres études ont donné des résultats opposés…

Dans les expertises judiciaires, il y a toujours des doutes, des contradictions, des discussions. C’est une constante qu’on voit dans d’autres affaires : il se trouve toujours un expert au fin fond de l’Europe de l’Est qui va contester tel ou tel détail. Le péril, c’est que les fraudeurs (ou même pour les marchands ou experts qui ne veulent pas admettre qu’ils ont pu se tromper) se battent pied à pied, accumulent les doutes, créant la plus grande confusion possible pour sauver leur image - et pour les moins honnêtes gagner du temps et escompter que les magistrats s’y perdent.

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Pour en revenir à Ruffini, lui, c’est très différent. Mais on peut, sans crainte d’être contredit, assurer que plusieurs des tableaux passés entre ses mains ont été analysés comme des faux par les spécialistes et les scientifiques. Ceci dit, il en a vendu tellement. Lui pense avoir une défense imparable : il n’a jamais affirmé qu’ils étaient de la main de maîtres anciens, il les a vendus sans attribution et la responsabilité revient donc aux experts, aux conservateurs et aux marchands qui eux se sont avancés en les expertisant comme des chefs-d’œuvres de grands artistes. Toute la responsabilité repose donc sur eux.

Mais d’un point de vue technique, comment cela fonctionne cette authentification des tableaux ? 
Il existe des technologies de laboratoire et d’imagerie extrêmement sophistiquées qui étaient inimaginables il y a encore quelques années. Cela fait longtemps qu’on pratique sur les tableaux des radiographies aux rayons X – mais la résolution de ces images aujourd’hui n’a rien à voir avec celle obtenue au XXe siècle. Avec une simple lampe Wood, du nom de ses inventeurs, on peut deviner les sous-couches sous la peinture. Il est possible ensuite d’analyser les éléments chimiques des couleurs. Si l’on trouve – ce qui a été le cas pour certaines des œuvres dont je raconte l’histoire - dans le corps même de la peinture, voire sous la couche picturale, des pigments de synthèse apparus à la fin du XIXe ou aux débuts du XXe siècle, on peut en déduire que l’oeuvre est récente.

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Les avancées de laboratoires sont phénoménales. Il est possible de construire des cartographies d’une très grande sensibilité d’un tableau ou d’analyser par tomographie des couches de quelques microns. Avec les microscopes à balayage électronique et l’imagerie numérique, il est possible d’entrer dans l’intimité d’une création artistique comme jamais. Mais toutes ces analyses prennent du temps et peuvent coûter cher. Les faussaires parient aussi là-dessus… 

Pour revenir à l’affaire Ruffini, un de ses complices présumés serait un peintre local appelé Lino Frongia.
L’hypothèse de l’enquête, qui reste bien entendu à démontrer éventuellement dans un procès, c’est qu’il y aurait eu plusieurs peintres. Mais les soupçons, pour les œuvres les plus chères, se sont en effet portées sur cet artiste, qui est comme Ruffini sous le coup d’un mandat d’arrêt européen. Mais lui proclame son innocence et les juges de Bologne lui ont donné raison en refusant de le livrer à la justice française dont le dossier leur est apparu inconsistant. On peut en tout cas dire que c’est un virtuose de la copie, puisqu’il ne cache pas avoir peint des imitations de maîtres anciens. 

Et pour vous, quel est le « génie » de Ruffini ? 
Dans tous les cas de figure, le type est assez génial. Soit il est un chineur extraordinaire, qui a trouvé tout à fait par hasard, et sans véritable connaissance de l’histoire de l’art, des tableaux de maîtres les uns après les autres. Ou alors, l’instruction judiciaire ouverte pour escroquerie a quelques raisons d’exister, et il pourrait être à l’origine de ces tableaux. Il reste à le prouver, mais, s’il était condamné un jour, ils pourraient passer, lui et le peintre, pour des faussaires exceptionnels. Ils auraient quand même réussi à pasticher des styles, des artistes et des écoles d’une grande variété – ce qui fait d’ailleurs que certains croient à leur innocence. Pour le moment, le doute subsiste et ils bénéficient bien sûr de la présomption d’innocence. Dans le livre, j’ai essayé de rapporter toutes les facettes des péripéties et de donner la parole à des opinions contradictoires - au lecteur de juger, je trouve, quitte à laisser même dans certains une part de mystère.

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L’hypothèse de l’excellent chineur parait peu crédible, et repose sur une sacrée réussite…
Incontestablement, c’est une faiblesse de son récit. Il y a des éléments peu plausibles et parfois même contradictoires dans les provenances qu’il fournit. Aucun de ces tableaux n’a d’historique au-delà de la fin du XXe siècle. Ils n’apparaissent dans aucun inventaire, catalogue de vente ou d’exposition, ouvrage de spécialiste… C’est quand même difficile à enregistrer et c’est aussi en ceci que les experts ont pu manquer de vigilance. Certaines provenances alléguées par lui ou ses représentants ont été démenties par les faits. Dans un cas, Ruffini aurait découvert, dans des endroits différents à des époques différentes, deux têtes de Christ attribuées à un peintre nommé Correggio, complètement inédites, présentant le même visage, dans la même position, avec des couleurs similaires, dans des formats différents. C’est quand même extraordinaire. 

Où a-t-il appris son savoir ?
Il est autodidacte. Lui-même se dépeint comme un marginal dilettante, un beau gosse entré dans ce monde sur le tard. Quoiqu’il ait fait, de légal ou d’illégal, c’est donc assez remarquable. Il n’est pas un lettré, ni un intellectuel, mais il possède une forme d’intelligence pratique réelle. 

Comment a-t-il pu faire ça pendant 30 ou 40 ans sans jamais être inquiété ? 
Il a bien eu des problèmes, mais on n’entendait pas vraiment parler. Longtemps il a vendu de la peinture flamande qui n’avait pas une si grande valeur. Ses ennuis sérieux ont commencé quand il s’est mis à écouler des tableaux ultérieurement vendus pour des millions de dollars. À ce moment-là, les projecteurs se sont allumés quand ces transactions ont commencé à faire naître des doutes. L’autre erreur qu’il a commise est d’avoir à un moment systématisé le recours à des intermédiaires. Ainsi, il n’apparaissait pas. Il pouvait toujours avancer des raisons fiscales à cette discrétion… Mais comme il n’est pas facile non plus, les embrouilles avec les intermédiaires se sont multipliées… Et c’est alors que tout a explosé. 

L’ouvrage de Vincent Noce L’Affaire Ruffini. Enquête sur le plus grand mystère du marché de l’art (Éditions Buchel Chastel) est en librairie depuis ce jeudi 11 février. 

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