Guillaume Dezecache, docteur en Sciences Cognitives
« Dans certains pays d'Asie, les situations d'embouteillage humain dans les transports en commun sont hyper fréquents mais ne donnent pas lieu à de la violence »
Quand vous prenez la route ou le train, vous vous pensez comme un individu autonome qui va rejoindre son travail. Au mieux, vous vous pensez comme membre d'un corps de travail. S'il n'y avait que vos collègues, vous vous organiseriez assez vite sur la base de valeurs communes. La façon dont on se conçoit et dont on conçoit les autres (si on considère qu'ils font partie du même groupe que nous) va faire émerger des normes sociales très rapidement. S'il venait à y avoir un événement d’intérêt commun, comme un attentat, il est évident que vous vous sentiriez tous comme un groupe social et qu'il y aurait de l'auto-organisation et de l'entraide. De très nombreux travaux montrent cela.« La grève c'est aussi un outil de changement social formidable »
Alexandra Benattar, psychologue
La période de l’année va également jouer un rôle, en hiver, les journées sont plus courtes, il fait froid et on se sent généralement plus fatigué. Grève ou pas grève c’est la période où l’on recense le plus de dépression saisonnière. Cette accumulation de la fatigue au quotidien additionnée au fait qu’on ne connaît pas la durée que va prendre la grève rend les gens plus nerveux, ce qui se ressent dans leurs comportements. Ils ont moins de patience et veulent réduire le temps de leur trajet déjà long et compliqué, au point de se pousser pour attraper le métro sur le quai. On retrouve des comportements plus primaires mais les gens ne deviennent pas plus bêtes pour autant, leur intelligence (au sens du QI) reste la même, ce sont les comportements qui vont changer, mais ils sont en réponse à des émotions éprouvées. Cela dépend ensuite de l’intelligence émotionnelle de chacun à la base, certains vont moins bien savoir gérer leurs émotions que d’autres.« On retrouve des comportements plus primaires mais les gens ne deviennent pas plus bêtes »
L’anxiété est plus forte pendant les grèves. Tout d’abord, l’accumulation de personnes dans les transports va réduire grandement l’espace de chacun, cette sensation d’oppression peut augmenter le stress de certains et créer des réactions anxieuses comme de l’agoraphobie ou de la claustrophobie. Je pense que ça concerne en grande partie les personnes déjà anxieuses. En effet, c’est un phénomène déjà très commun en temps normal lors des heures de pointe, certains usagers qui ne supportent pas les métros bondés vont modifier leurs habitudes pour ne pas avoir à se confronter à cette situation. Pendant les grèves, ils ne peuvent pas toujours le faire. Toutefois, les situations générées par les grèves comme celles vues sur des videos où les gens sont bloqués dans les couloirs ou se bousculent sur les quais peuvent générer une première crise d’angoisse chez certains, le risque étant que cette angoisse se cristallise et crée par la suite un trouble anxieux notamment dans les transports.Le retard peut également générer une source d’anxiété supplémentaire mais cela est très subjectif, ça va en grande partie dépendre du positionnement et de la personnalité de chacun. Par exemple, peu importe le contexte, certaines personnes ne supportent pas être en retard tandis que d’autres le sont continuellement. Les personnes déjà anxieuses face au retard vont voir leur anxiété augmenter durant les grèves et peuvent se retrouver à partir encore plus tôt de chez eux pour s’assurer d’être à l’heure, changeant encore plus leurs habitudes. Le positionnement politique au regard de la grève peut aussi influer sur les ressentis de chacun, ceux qui sont en accord avec le mouvement social peuvent accepter plus facilement la gêne occasionnée que ceux qui sont en désaccord avec le mouvement.« Le positionnement politique au regard de la grève peut influer sur les ressentis de chacun »
Romain Ligneul, neuroscientifique
En règle générale, face à une situation sociale stressante, on est confronté au dilemme des "trois F": freeze (se figer sur place), flee (fuir), fight (se battre). L'option choisie dépend en bonne partie de la substance grise périaqueducale, qui contient nos neurones. Plus son activité est haute, et plus il y a de chance qu'une agression ou qu'une réaction de fuite surviennent; à l'inverse, si son activité reste faible, il est probable que l'individu reste passif. Il y a deux raisons qui font que l'on reste passifs la plupart du temps. La première est le "contrôle inhibiteur" exercé par le cortex préfrontal. Ce dernier s'est notamment développé chez les être humains pour permettre de tenir compte du contexte dans lequel ils se trouvent et d'éviter de prendre des décisions impulsives qui pourraient soulager un inconfort immédiat (par exemple, repousser violemment la personne qui cherche à entrer dans un train) mais produire des conséquences dommageables (susciter une bagarre ou un accident). Il s'agit une décision fondée sur une analyse rationnelle de la situation, de sorte que le calme prévaut et que le stress redescend rapidement.« On est confronté au dilemme des "trois F" : freeze (se figer sur place), flee (fuir), fight (se battre) »
Stéphanie Vincent Geslin, sociologue spécialiste des mobilités
La situation de grève exacerbe les tensions, elle révèle aussi les fractures qui marquent la société française, elle met en tension ceux qui cherchent à défendre leurs droits, ceux qui tentent de lutter dans des environnements incertains et difficiles économiquement, ceux qui voudraient un peu d’apaisement pour réussir à gérer leurs emplois du temps complexes qui leur semblent déjà certainement difficiles à tenir en temps normal sans grève. Elles révèlent aussi des tensions liées à l’articulation entre la préservation d’intérêts individuels ou privés (être à l’heure au travail, avoir le temps de le faire correctement, être à l’heure pour ses enfants, avoir un temps de repos en famille notamment suffisant, etc.) et la défense d’intérêts plus collectifs au travers de luttes sociales qui se sont révélées décevantes en matière de résultat ces dernières années. Chacun compose alors avec des sentiments multiples, complexes et plutôt négatifs, tels que l’envie, la déception, l’amertume, la colère, etc. Autant de sentiments qui tendent à isoler les individus dans la poursuite d’intérêts personnels qui leur semblent plus maitrisables, moins incertains et décevants. Ce n’est pas la grève qui fait ressortir le pire chez nous, mais la grève exacerbe et donne à voir les fortes tensions et ruptures qui traversent et morcellent la société française.« Ce n’est pas la grève qui fait ressortir le pire chez nous, mais la grève exacerbe et donne à voir les fortes tensions et ruptures qui traversent et morcellent la société française »
Ouarda Ferlicot, psychothérapeute
Au contraire, les gens se comportent avec humanité mais une humanité primaire, pulsionnelle, celle du temps de l’enfance. Écraser l’autre, le pousser, le dominer est courant, cela peut se faire par bien d’autres manières que physiquement. Nous voyons cela régulièrement dans les rapports professionnels ou amoureux mais aussi dans la vie quotidienne. Ces pulsions agressives et haineuses font partie intégrante de l’espèce humaine et elles s’expriment lorsque la personne refuse de se civiliser, d’être castrée, c’est-à-dire, de renoncer à la satisfaction immédiate, comme celle d’avoir un train tout de suite ou celle d’avoir une place dans le métro.Il s’agit de prendre sa part de responsabilité et de quitter la position infantile dans laquelle les décisions étaient prises par père et mère. L’agressivité peut être ressentie devant les situations imprévues car certaines personnes ont été habituées depuis leur enfance à compter sur l’autre et aux substituts parentaux. La RATP, La SNCF, l’État peuvent être pris pour des figures parentales contre lesquelles il est facile de projeter son agressivité et sa haine. Cette aliénation peut atteindre un niveau élevé de sorte que la personne s’en remet à l’autre et se déresponsabilise complètement au point de ne plus décider par elle-même. Alors elle se met à suivre le mouvement pour « être dans le groupe » et c’est un phénomène tout à fait normal et humain. Le problème c’est quand ce phénomène normal, grégaire comme le nommait Freud, dépasse un certain stade et est utilisé à des fins antisociales.Justine est sur Twitter.VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.« Accuser la grève de ces comportements est une façon de se déresponsabiliser »