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Familles hébergées dans un gymnase à Lyon. (Jeff Pachoud/AFP via Getty Images)
Société

« Je ne pensais pas qu'un enfant pouvait être SDF » : faire ses devoirs sur le trottoir

46 000 enfants dorment toutes les nuits dehors ou en hébergements d'urgence en France. L'école est bien souvent leur seul refuge.
Justine  Reix
Paris, FR

Sur le chemin du retour de l’école, pas de goûter au chaud à la maison ou de dessin animé assis par terre devant la télé pour Mathieu. Du haut de ses 12 ans, la dure réalité le frappe chaque soir, après les cours, lorsque son père et sa mère l’attendent devant la sortie du collège accompagnés de son petit frère en poussette. Depuis maintenant trois mois, la famille composée de quatre enfants n’a plus de toit au-dessus de sa tête, malgré un enfant en bas âge de deux ans et demi. « Le petit ne supporte pas le lait chaud, il a trop été habitué à ce que ce soit froid », raconte son père, un biberon à la main. Dès 18 heures pétante, la famille patiente devant l’école primaire de Michel Servet, dans le 1er arrondissement de Lyon. La cour est vide, les salles de classe rangées et nettoyées et pourtant les murs de l’école ont une deuxième vie la nuit. 

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Depuis une semaine, deux familles ont été prises en charge par l’association Jamais sans toit. Né à Lyon, le collectif d’enseignants se mobilise depuis plusieurs années pour lutter contre le phénomène des enfants sans-abri. Les membres repèrent dans les rues (mais aussi directement sur les bancs de l’école) les enfants SDF, les recensent et leur proposent un hébergement d’urgence dans ces écoles lorsqu’ils ont de place.

VICE France a passé toute la nuit avec eux dans cette école pour rendre compte de leur quotidien, le temps d’une soirée. Dès que les portes de l’établissement s’ouvrent, Carol, le papa, presse vers l’intérieur le plus jeune qui hurle de plaisir. Les nuits sont froides en cet hiver à Lyon et les radiateurs de l’école réconfortent la famille dont un des bambins tâte les barreaux. En journée, les petits sont tous à l’école, les parents, quant à eux, attendent dans une tente de fortune installée dans un parc. Un autre groupe arrive également, il s’agit d’Hakima et de ses trois enfants qui saluent l’autre famille avec qui ils partagent maintenant leurs nuits. Bonnet, écharpe, manteau, vestes, tous retirent leur couche d’oignon, souvenirs indélébiles du froid mordant de la rue.

En France, 46 000 enfants dorment toutes les nuits dehors ou en hébergements d'urgence. Un rapport publié par Unicef France et le Samu social de Paris alerte sur les conséquences de l’absence de domicile fixe sur la santé mentale des enfants. L’étude note que les troubles suspectés de la santé mentale globale sont plus fréquents chez les enfants sans domicile (19,2 %) qu’en population générale (8 %) sur la même période. « On remarque rapidement les élèves qui n’ont plus ou pas de maison. Généralement ils dorment en classe, sont très stressés, ils ne veulent pas partir de l’école le soir et font même des crises », lance Raphaël Vulliez, enseignant à Lyon, et représentant du réseau national de l’association Jamais sans toit. Il ouvre un sachet de chips pour décréter le début du dîner. 

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Si dans le meilleur des mondes, l’État s’engage à loger les enfants dans les rues, la réalité n’est pas aussi simple. La ligne d’urgence réservée aux sans-abri, le 115, ne peut répondre positivement à toutes les demandes, faute de place. Souvent, le numéro sonne dans le vide jusqu’à ce que le dispositif raccroche automatiquement au bout de 50 minutes d’attente sans opérateur. Habituées à appeler ce numéro quotidiennement, les deux familles reçoivent toujours la même réponse : « Non il n’y a pas de place, désolée » ou encore « vous avez déjà appelé hier ». Le pire pour Hakima a été : « Quittez le pays, rentrez chez vous ». Remontée, la mère farfouille dans son sac pour y récupérer une pochette et en sortir quatre passeports qu’elle brandit : « On est Français, j’ai même écrit une lettre au Président », clame-t-elle, avant de sortir la lettre d’accusé de réception de l’Élysée à la main.

« Je ne pensais pas qu'un enfant pouvait être SDF » : faire ses devoirs sur le trottoir

Carol prépare ses enfants au coucher. Photos de Justine Reix.

Attablé, tout le monde garde le sourire, personne ne pariait sur le fait qu’il y a encore quelques jours tous dormaient dehors. Hakima, la maman franco-algérienne, garde de vieux réflexes et ne touche pas à la nourriture pour tout donner à ses enfants. La famille est arrivée en France il y a deux mois pour les études de la plus grande. « J’ai été prise en licence de maths et informatique à Lyon 2 », dit-elle, fière. Avec son fils de cinq et demi et ses deux filles de 18 et 16 ans, Fatima pensait obtenir un logement sans encombre mais elle a vite compris qu’il n’était pas aussi simple de trouver un hébergement d’urgence. « Je ne pensais pas qu'un enfant pouvait être SDF, on est Français, pour moi on avait au moins le droit à une chambre. » Face à une forte demande, le 111 met en place des critères de vulnérabilité en priorisant les femmes enceintes ou avec des bébés.

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Durant ces deux mois à la rue, la mère n’a quasiment jamais fermé l’oeil de la nuit, par peur pour ses enfants. C’est sur les sièges de la gare Lyon Part Dieu que la famille tentait tant bien que mal de dormir. À l’évocation de ces souvenirs, la lycéenne de 16 ans détourne le regard mais de grosses larmes silencieuses coulent sur ses joues. La mère secoue sa tête en faisant défiler sur son portable des photos d’elle et ses filles collées les unes aux autres pour créer un lit de fortune à Ralil, le plus jeune. C’est justement sa maîtresse de maternelle, Emmanuelle, qui s’occupe de la permanence de la nuit. Tous les soirs, les enseignants se relaient et dorment dans l’école pour ne pas laisser les familles seules. L’association organise régulièrement des goûters solidaires pour récolter des fonds afin de financer des nuitées d’hôtel lorsqu’ils manquent de place mais aussi de quoi payer les dîners. Ce soir, sur la table quelques tranches de charcuterie, des chips, des Pastabox et du fromage font le repas. 

« Il s’appelle Emmanuel, comme le président de la République ».

En bout de table, Carol et sa famille avalent des morceaux de morbier. Né en Roumanie, Carol a travaillé durant plusieurs années en France dans le transport de colis en CDI avant de repartir avec sa famille pour son pays lors du Covid. À son retour, les enfants avaient été radiés de l’école et il n’avait plus le droit à aucune aide. Très rapidement, Carol n’a pas eu d’autres choix que d’être à la rue. Il est parvenu à réinscrire ses enfants à l’école mais a dormi pendant plusieurs mois dans une tente avec son fils en bas âge. « C’est dur, les enfants ne connaissent pas ça ». Le père de famille cherche actuellement un emploi : « dans le nettoyage, le bâtiment, la maçonnerie, poser des carrelages, des parquets, l’espace vert, un peu partout ». Son plus petit garçon accourt vers lui. Son nom ? « Il s’appelle Emmanuel, comme le président de la République », déclare Carol, tout fier de son garçon qui partage la même couleur d’yeux que le chef de l’État. 

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« Je ne pensais pas qu'un enfant pouvait être SDF » : faire ses devoirs sur le trottoir

Carol et ses fils Emmanuel et Gano. Photos de Justine Reix.

Une fois le repas terminé, direction la salle de gym. L’occasion pour tous de prendre une douche chaude mais aussi de laver des vêtements qui, ils espèrent, seront suffisamment secs le lendemain matin. Gano prend soin de réunir les chaussettes de la troupe pour les frotter vigoureusement sous l’eau du robinet, avant de les étendre sur le radiateur. Les tapis de sol de gymnastique ainsi que des couettes prêtées par l’association sont installés .

« Ça va le chauffage est allumé cette fois, on ne va pas avoir froid ».

Pour leur laisser un minimum d’intimité, Emmanuelle dort dans sa propre classe dans un duvet. « Ça va le chauffage est allumé cette fois, on ne va pas avoir froid ». Avant de se coucher, la maîtresse prépare les activités du lendemain tout en repensant à un enfant en particulier, Ralil son élève. « Avant, il ne faisait que me parler en arabe, il ne parlait pas français et depuis qu’il dort ici il a fait un bond gigantesque, il est très enjoué et parle de mieux en mieux ». La maîtresse a fait le choix de parler aux camarades de classe de Ralil de sa situation : « Je leur ai dit qu’il n’avait pas de maison pour l’instant et qu’il dormait à l’école ». Encore jeune Ralil n’a reçu que du soutien de la part de ses petits camarades. Ce n’est pas le cas de certains ados qui refusent d’en parler en classe.

« Je ne pensais pas qu'un enfant pouvait être SDF » : faire ses devoirs sur le trottoir

Les tapis de gym sur lesquels les familles dorment. Photos de Justine Reix.

PHOTO DE JUSTINE REIX.

Les couvertures prêtées par l'association. Photos de Justine Reix.

Le lendemain, c’est dès 5h40 du matin que les enfants et parents s’activent. A plus de dix à dormir sur place, il faut prendre de l’avance pour que chacun puisse se préparer avant de prendre un petit déjeuner et d’aller sur la route de l’école. Pour le plus petit de deux ans et demi, le réveil est difficile, le répit touche à sa fin, il faut retourner à la rue puisqu’il n’est pas encore en âge d’être en maternelle. Le reste des enfants sont accompagnés à l’école tandis que Carol, sa femme et son fils retournent sous leur tente dans un parc non loin.

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« On nous a tellement embêté la nuit dehors, je ne veux plus jamais revivre ça ».

Lorsque nous les retrouvons durant la matinée, Carol est affairé dans ses CV, il a rendez-vous à Pôle Emploi aujourd’hui et espère qu’un travail lui soit proposé. Du côté d’Hakima, c’est une journée d’errance dans le froid qui l’attend. « Je marche, je fais le tour de la ville », dit-elle avec un sourire indéfectible. Tout ce qui compte pour elle, c’est d’avoir un toit au-dessus de sa tête la nuit et de savoir que ses enfants vont à l’école. « On nous a tellement embêtés la nuit dehors, je ne veux plus jamais revivre ça ». Lorsqu’elle aura trouvé un hébergement, elle sait déjà ce qu’elle veut faire : « j’aimerais cuisiner, travailler dans la restauration, ça me plairait beaucoup ». 

PHOTO DE JUSTINE REIX.

Le lendemain, Carol est à nouveau sous sa tente à attendre que ses enfants terminent l'école. Photos de Justine Reix.

S’il ne s’agit pas d’une situation unique à Lyon, la ville est l’une des rares à avoir une association aussi investie dans cette cause. La préfecture responsable de ces familles, est consciente des problématiques de logements que rencontre la région. « Sur le Rhône, on est à peu près à 8000 places pour les hébergements d’urgence et elles n’ont jamais diminué, en dix ans on a doublé notre parc social. On a une demande qui est très importante. Les gens qui sont dans les hébergements d’urgence n’ont pas vocation à y rester très longtemps ils sont orientés vers le logement social. », déclare Julien Perroudon, sous-préfet du Rhône. 

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Le temps d’attente selon le sous-préfet pour une demande de logement est d’au moins deux mois, une attente qui peut être invivable lorsqu’on a de jeunes enfants. « Toutes les situations sont urgentes, on priorise en fonction de critères de vulnérabilité. Évidemment que des mamans avec des enfants ou enceintes sont prioritaires. » Pourtant, deux femmes enceintes sont actuellement à la recherche d’hébergements d’urgence selon le dernier recensement de Jamais sans toit (13 décembre). Mais pas question pour l’instant pour la préfecture d’ouvrir plus de places : « Tant qu’on ne peut pas fluidifier le passage dans le logement social, on va toujours être obligé d’augmenter le nombre de places et ce n’est pas envisageable à long terme. Le fait qu’on ait des enfants à la rue, c'est un énorme problème et il faut qu’on trouve des solutions le plus rapidement possible ». 

« Salut à toi grosse merde collabo ».

Un discours qu’entend régulièrement Raphaël Vulliez de Jamais sans toit, épuisé par cette situation qui ne fait qu’empirer. Engagé dans l’association depuis plusieurs années, l’enseignant voit tous les ans de plus en plus de familles à la rue à accueillir : « C’est sans fin, je me pose des questions, c’est fatiguant. Mais pour moi c’est surtout un plaisir, c’est chouette humainement mais on aimerait que ça bouge. Les critères de vulnérabilité c’est du fake, de la loterie, on le voit bien au quotidien avec les familles qu’on accueille. Parfois on les loge mais c’est à une heure et demie de Lyon de leur travail mais ils ne peuvent pas refuser. » À l’instant où Raphaël Vulliez reprend espoir en se confiant, il reçoit un texto d’un de ses détracteurs : « Salut à toi grosse merde collabo », ce à quoi il répond, en riant jaune, « merci, bisous ».

PHOTO DE JUSTINE REIX.

Raphaël Vulliez vient de recevoir un message de menace. Photos de Justine Reix.

Depuis notre reportage, les critères de vulnérabilité ont primé pour la famille de Carol, ils seront logés dans un foyer jusqu’en mars 2023. Ce n’est pas le cas d’Hakima, de ses filles et son fils de cinq ans, toujours logés dans le gymnase de l’école Michel Servet. Au sein de la métropole lyonnaise, 110 familles, dont 270 enfants sont toujours à la rue, selon le recensement du 14 décembre 2022 de Jamais sans toit alors que le plan grand froid a été déclenché au niveau national. La ville de Lyon compte ouvrir un gymnase pour accueillir des familles mais uniquement pour les vacances de Noël, rien n’est prévu pour la rentrée en janvier 2023.

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