Comment on photographie la prostitution
Ernest J. Bellocq, Untitled, c. 1912 © 2017 Lee Friedlander

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Culture

Comment on photographie la prostitution

De Bombay à la rue des Lombards en passant par le port de Buenaventura, la triste universalité de la prostitution est racontée sans fard et sans poncifs par quelques rares photographes.

« Le plus vieux métier du monde » fascine. Si les laissés-pour-compte sont des sujets délicats à appréhender en photographie, les pellicules dévoilent l'onirisme crasse et la dure réalité de ces fantômes qui hantent trottoirs et fantasmes. Avec la tendresse de l'objectif, les photographes redonnent visage, et donc dignité, aux prostitués•ées, muses usées autant par l'amour que par la haine de la société. Voici quelques précieux exemples du rapport complexe entre photographie et commerce du corps.

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Ernest J. Bellocq (1873-1949)
Cet américain d'origine française débute la photographie en tant qu'amateur dans le club de son quartier de Storyville au coeur de La Nouvelle Orléans à la fin des années 1800, avant de se professionnaliser dans la captation de navires, et plus particulièrement de l'ingénierie mécanique. Menant une double vie amicale avec les filles de joie du Red Light District qu'il immortalise avec sa camera 8×10, il révèle des corps qui n'ont pas l'habitude de poser.

Bellocq se fait témoin du quotidien avec une simple visée informelle où éclot le sublime de la candeur et de la sincérité. Ce projet confidentiel de celui qui est considéré comme le « Toulouse-Lautrec de la photo » est révélé par le photographe Lee Friedlander au début des années 50 qui retrouve, restaure et conserve les négatifs. Bellocq et ses belles auront également droit à un biopic américain, Pretty Baby, réalisé en 1978 par le cinéaste de la Nouvelle Vague Louis Malle.

Jane Evelyn Atwood, La Rue des Lombards, Paris, 1976-1977 © Jane Evelyn Atwood

Jane Evelyn Atwood (1947)
Américaine installée à Paris, Jane Evelyn Atwood se retrouve pour la première fois avec un appareil photo, substitut de sa plume, en 1976 rue des Lombards, alors haut lieu de la prostitution. Elle fait ses armes d'essais documentaires pendant un an entre les Halles et le plateau Beaubourg avec les belles de nuit, avant de poursuivre des séries empathiques sur les personnes exclues : la pauvreté, les aveugles, les femmes en prison, Haïti post-catastrophes naturelles ou encore les derniers jours à vivre de personnes atteintes du SIDA.

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Avec Diane Arbus comme principale inspiration, elle capture tendrement et sans concession les scènes nocturnes, l'attente, le racolage, les rencontres guidées amicalement par « Blondine », héroïne de ses clichés. Le noir quasi absolu donne aux clichés une ambiance onirique, les figures brutes, éclatantes de vérité, révèlant le talent de patience et de proximité de Jane Evelyn Atwood. Deux caractéristiques que l'on retrouve dans le reste de son travail.

Fernell Franco, Prostitutas, 1970-1972 © Fernell Franco Courtesy Fundación Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art

Fernell Franco (1942-2006)
Durant son adolescence, ce Colombien, longtemps méconnu en Europe, opère comme coursier dans les rues de Cali, où il prend gout à l'exploration des coins et recoins de sa ville et à la contemplation de ses pairs. Passionné de cinéma, particulièrement du néoréalisme italien des films noirs américains, il devient photoreporter autodidacte pour couvrir les violences sociales ou le faste de la vie mondaine, avant de se professionnaliser dans la publicité et la mode. Las de ce milieu superficiel, il réalise sa première série importante, Prostitutas, entre 1970 et 1972, dans un bordel de Buenaventura, port tout proche de Cali.

Son regard dénué de misérabilisme donne des teintes lyriques à la réalité, jouant sur les ombres et lumières avec les prostituées de la ville de son adolescence déchirée par l'emprise des cartels de drogues. Ce clair-obscur qui caractérise sa photographie est un « reflet de l'âme », comme l'a justement décrit sa fille Vanessa Franco dans une interview à Art Media Agency.

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Brent Stirton, Maria, Kryvyi Rig, Ukraine, août 2011 © Brent Stirton / Getty Images

Brent Stirton (1969)
Journaliste d'Afrique du sud travaillant à l'international (National Geographic, Time, New Yorker, Life, Forbes, Paris Match) et aujourd'hui installé à New York, Brent Stirton œuvre avec de nombreuses organisation internationales : WWF, la Croix Rouge et plus particulièrement la Coalition mondiale de lutte contre le VIH. C'est à cette occasion qu'il se rend en 2011 dans la ville de Kryvyi Rih, en Ukraine, où il photographie « Maria », prostituée toxicomane au corps ravagé par la maladie et la drogue, qui pose sereinement entre deux passes.

Ce cliché, récompensé par le World Press Photo en 2012, est emblématique du travail de ce spécialiste du tiers monde : des couleurs vives et une lumière relativement crue rendue possible grâce à un système portatif qu'il emmène partout. Ces photographies documentaires font l'effet d'un traitement de choc, une impression d'hyper-réalité, un coup de poing aux tripes.

Mary Ellen Mark, Lata (22 ans), Falkland Road, Bombay, Inde, 1978 © Mary Ellen Mark

Mary Ellen Mark (1940-2015)
Soucieuse de la représentation des individus marginalisés — toxicomanes, sans-abris, et, bien entendu, prostituées — cette photojournaliste américaine commence la photo dès l'âge de 9 ans avec un appareil Brownie, se découvrant une passion qui deviendra son métier à la fin des années 60, débutant sur les plateaux de tournages. Engagée et renommée, elle travaille pour les plus grandes revues américaines, souvent en grand angle et en noir et blanc.

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Pour les prostituées en cage de Falkland Road à Bombay, qu'elle photographie en 1968, elle privilégie la couleur, qui nuance la noirceur captive du béton des immeubles où se déroulent les passes. Prostitution établie dans ce quartier indien depuis l'occupation anglaise au XVIIIe siècle, hors du contrôle de la police et du gouvernement qui ferment les yeux, sa série documentaire publiée en 1981 dénonce l'exploitation des filles que les hommes choisissent en pointant du doigt, comme de simples produits. Dans cet univers surpeuplé aux conditions d'hygiène précaire, la marchandisation des corps donne à voir des figures ombragées, aliénées, dévitalisées. Des scènes réelles, crues et brutes, où l'on décèle parfois une once de tendresse, qui ont eu un écho à l'international grâce au recueil Falkland Road : Prostitutes of Bombay.

Christer Strömholm, Les Amies de la Place Blanche, 2011 © Christer Strômholm / VU'

Christer Strömholm (1918-2002)
Cet anarchiste suédois, peintre de formation qui étudie en Allemagne et en Italie, voit naître sa vocation photographique aux Beaux Art de Paris. Les transsexuels de la Place Blanche au début des années 1960 sont à cette période ses modèles privilégiés. Noirs et blancs, les portraits veulent redonner une liberté de mouvement, un vagabondage, en exposant les corps dans la rue, les brasseries de quartier, ou même dans l'intimité des chambres, où les gestes révèlent une constante mobilité, une sensualité trouble. Bien loin des cages d'escaliers ou de l'immobilisme de l'attente du tapin.

Travaillant sans flash pour mettre en scène ces beaux hybrides et jouer avec les lumières de la ville, il éveille une certaine idée de l'ambiance « cabaret », festive, qui transparaît au cœur de la noirceur pesante du cadre. La féminité exacerbée des transsexuels est capturée avec force, évidence. Les amies de la Place Blanche est bien plus qu'une série documentaire sur les prostituées trans, c'est un véritable plaidoyer gender et une démarche artistique sublime.

Adrien est sur Twitter.